Navigo

J'ai besoin d'un passe Navigo. Naïvement, je me suis donc présenté muni de mon vieux passe à l'agence commerciale idoine, demandant qu'on me le réactive. Impossible, me répondit le guichetier : mon passe a été désactivé il y a plus d'un an, or voyez vous, on ne peut pas réactiver un passe désactivé depuis plus d'un an. Oui c'est n'importe quoi. Non, on ne peut rien faire.

De retour à la maison, je me connecte au site du STIF, cet organisme qui emmerde tout le monde depuis dix ans avec ses règlements débiles qui réalise tant de bonnes choses pour les usagers. J'apprends donc qu'il y a deux modèles de passe Navigo. Alors attention, hein. Techniquement, ce sont exactement les mêmes. Une carte en plastique avec votre photo et votre nom imprimés dessus et une puce RFID à l'intérieur. Mais commercialement, ça n'est pas du tout la même chose. Il y a le passe Navigo Intégrale (oui, il y a une faute d'accord, preuve irréfutable que le STIF est contaminé par la théorie du genre) qui sert uniquement pour les abonnements annuels, et le passe Navigo normal, qui sert uniquement pour les abonnements mensuels ou hebdomadaires. On ne peut pas mettre un abonnement annuel sur une carte destinée aux abonnement mensuels et inversement. Enfin techniquement, si, puisque ce sont les mêmes cartes. Mais en pratique, on ne peut pas. C'est interdit. Pourquoi ? Parce que.

Me voilà donc à devoir commander un nouveau passe Navigo sur internet – alors que j'en possède déjà un en parfait état. Il faut prouver que l'on habite en région parisienne – il ne faudrait pas que les bouseux de province bénéficient de la technologie de pointe qui se cache dans le Navigo, hein. Il faut fournir une photo d'identité aux normes (délirantes) qui vont bien, ses noms et prénoms, sa date de naissance… Les fiches anthropométriques de la Police Nationale sont probablement moins précises. C'est qu'autoriser n'importe qui à prendre le métro pourrait compromettre la sûreté nationale ! On ne rigole pas avec ces choses-là. Quoi qu'à bien y réfléchir, ça ne doit pas être une question de terrorisme, puisque ce problème-là est déjà résolu par les adolescents pré-pubères qui patrouillent en treillis dans toutes les gares avec un FAMAS non chargé au poing. Bref. Une fois sa fiche de renseignement remplie, il faut encore patienter plusieurs semaines avant de recevoir le passe convoité dans sa boite aux lettres. Le temps que la DCRI vérifie tout, je suppose.

Pendant ce temps à Londres, acheter une Oyster Card prend environ quarante-cinq secondes, puisqu'il suffit d'introduire sa carte bleue dans les distributeurs automatiques qui se trouvent en station. N'importe qui peut en avoir une (la preuve : j'en ai une), il n'y a ni photo ni nom ni prénom dessus, ça fait exactement ce qu'on lui demande sans prendre la tête de l'usager avec des procédures administratives dignes de l'ex-bloc soviétique : ça permet de prendre le métro. Point.

Mais j'imagine que les Français ne sont pas prêts à accepter un système aussi simple et aussi efficace.

Curriculum Vitae

Après un mois et demi de vacances à durée indéterminée, j'ai enfin retrouvé du boulot. Ce fut plus difficile que la dernière fois. Il faut croire que le marché du travail s'est tassé et que mes compétences professionnelles ne coïncident plus exactement avec les compétences à la mode. Bref, c'est l'occasion de mettre à jour et de republier un vieux billet, le CV En Images ! (Toutes les photos ci-dessous proviennent de Google Street View.)

J'étais tout jeune, premier boulot, dans le milieu associatif. Si j'en crois la capture d'écran ci-dessus, des pavillons moches ont poussé à la place des locaux aujourd'hui détruits. L'expérience aurait été sympathique si mon chef n’avait pas été un psychopathe qui répondait systématiquement « débrouille-toi, il faut que tu te formes ! » à toutes mes questions. Il avait dû lire un truc sur l’auto-construction des savoirs dans La Pédagogie pour les Nuls. Ensuite, il m’engueulait parce que le boulot qu’il avait refusé de m’expliquer comment faire n’était pas fait comme il le voulait. J’ai rapidement pris le parti de ne plus rien foutre ; c’était moins humiliant de me faire pourrir la gueule parce que je n’avais rien fait que parce que j’avais fait quelque chose. Pas mal de nuits d’insomnies sur le thème « je ne veux pas aller bosser demain ». Mon pire cauchemar ? Quand je m’aperçois qu’aujourd’hui, étant cadre à mon tour, il m’arrive parfois de reproduire involontairement ces schémas pervers avec mon équipe.

Un poste peinard dans l’informatique industrielle, à dix minutes de chez moi. Peu de temps après mon arrivée, un italien fut embauché ; quand il découvrit la disposition des lieux, il me regarda d’un air désespéré et me dit avec un accent de mafioso sicilien : « M’enfin petit, tu es fou, le bureau, jamais dos à la fenêtre voyons, c’est trop dangereux ! » Et il retourna son bureau de façon à être assis face à la rue. Si j’en crois LinkedIn, ce gars est aujourd’hui directeur régional d’une des plus grosses SSII de France. On travaillait en collaboration avec une société canadienne. L’internet public n’existait pas. Pour échanger nos fichiers, on s’envoyait des disquettes par FedEx. Vingt-quatre heures pour expédier 1,44 méga-octets, ce n’était de toute façon pas beaucoup plus lent qu'un modem. Ironiquement, un des plus gros nœuds du réseau internet français de l'époque passait de l'autre côté de la rue, au défunt Centre Inter Régional de Calcul Électronique, et nous n'avions aucun moyen de nous brancher dessus…

Quelques mois passés dans un Grand Organisme De Recherche Français. La meilleure cantine qu’il m’ait été donné l’occasion de fréquenter. La Nation soigne ses chercheurs, ou du moins leur estomac. Je passais mon temps dans une grande salle climatisée avec des super-calculateurs, des dérouleurs de bande magnétique et des terminaux X11 partout. Un film de science-fiction des années 1970 fait réalité. Mon contrat n’a pas été renouvelé parce que personne n’était sûr de la pérennité de mon poste et qu’il valait mieux se débarrasser de moi avant la limite fatidique des six mois au-delà desquels licencier quelqu’un coûte beaucoup plus cher. De toute façon, vu le salaire, je ne serais pas resté. La Nation soigne ses chercheurs, mais elle n’a pas encore compris que ses chercheurs avaient un loyer à payer.

Trois ans dans des bâtiments classés monuments historiques au milieu du Parc Montsouris. Enfin en théorie. En pratique, les locaux étaient trop exigus et je travaillais le plus souvent depuis chez moi, ne passant au siège que pour les réunions, ce qui m'arrangeait puisque j'habitais principalement à Rennes à cette époque. On avait un double des clefs afin de pouvoir accéder aux locaux en dehors des horaires d’ouverture du parc. J’étais sexuellement très calme à l’époque et je n’en ai jamais profité. Quelques années plus tard, je ne vous raconte pas le nombre de plans cul que j'aurais fait en pleine nuit au bord des étangs !

Derrière la gare de Saint-Denis. Vous voyez, le quartier au bord du canal qu’on montre toujours dans les reportages sur le trafic de drogue dans le 93 ? Eh bien c’était pile-poil à cet endroit. Tous les salariés, y compris le patron, s'étaient fait agressés au moins une fois sur le trajet entre la gare et les bureaux. La direction avait fini par mettre en place une navette privée pour limiter les risques, perdant ainsi en frais de taxis quotidiens ce qu'elle avait cru économiser sur le loyer des locaux… En contrepartie, les soirs d’été, toute cette agitation, et puis entendre parler les langues de la Méditerranée au milieu des effluves de kebab, j’adorais ça. Ce fut aussi le premier boulot où je me suis présenté comme ouvertement homosexuel. Étrange mélange d'acceptation, d'indifférence et de remarques aussi naïves qu'homophobes, du genre : « Ah mais toi c'est pas pareil, tu n'es pas du genre à aller à la Gay Pride ! » ou encore : « Je ne pensais pas qu'un homo était capable d'occuper un poste aussi pointu que le tien. »

Un passage éclair en bord de Seine, dans des locaux climatisés aseptisés automatisés, il fallait même badger pour aller aux chiottes. La SSII la plus merdique pour laquelle j’ai travaillé. Les projets ne présentaient pas le moindre intérêt, les délais étaient délirants (parfois moins de 24h pour livrer), prononcer le mot « qualité » était quasiment considéré comme une insulte. Je n’ai pas tenu trois mois, j’ai démissionné sur un coup de tête un lundi soir à 17h50. Par contre, le revêtement de sol violet était assorti à mes Converses, ce qui était quand même d’une classe folle.

Toujours en bord de Seine, dans une grosse boite très sérieuse qui fabriquait très sérieusement du matériel médical très sérieux. Le maître mot ? La procédure. Des procédures pour tout. Pour écrire du code, pour tester du code, pour corriger du code. Pour écrire des documents, pour classer des documents, pour vérifier des documents, pour vérifier la vérification des documents. Pour configurer l'économiseur d'écran de son poste de travail, pour rédiger sa signature automatique de mail, pour organiser une réunion, pour transférer une compétence à un collègue. Il y avait même une procédure pour écrire des procédures et une autre pour s'assurer que les salariés prenaient bien connaissance des procédures. Alors que je faisais remarquer qu'il y avait peut-être trop de procédures et pas assez de bon sens, on m'a répondu le plus sérieusement du monde qu'on allait mettre en place une procédure pour s'assurer qu'il n'y avait pas trop de procédures. J'ai alors décrété qu'il était temps pour moi d'entamer la procédure de démission. (D'autant plus que que plusieurs de mes collègues s'étaient révélés être des militants de la manif pour tous, ce qui curieusement, avait quelque peu altéré ma capacité à travailler avec eux.) C'est dommage, parce que je trouvais plutôt intéressants les projets sur lesquels je travaillais.

Et bien sûr, par souci de discrétion, ni photo ni information à propos de mon nouveau boulot. Vous en saurez plus la prochaine fois que je changerai de poste et que j'actualiserai ce billet !

The Great Ape Project

Je découvre l'existence du Great Ape Project, une organisation qui milite pour la reconnaissance de droits juridiques aux grands singes. Passée la surprise première, je me dis que c'est finalement peu surprenant : c'est le prolongement logique de l'évolution de nos représentations sur nous-même, sur ce qui fait notre humanité.

Je ne sais pas si reconnaître des droits juridiques à des animaux est une bonne chose. Je n'ai pas d'avis tranché sur la question. D'un côté ça semble tout naturel ; d'un autre côté, sans vouloir tomber dans le sophisme de la pente glissante, il me semble que ça ouvrirait la porte à des considérations et des revendications, euh, disons, un peu radicales. Par exemple, si les primates sont reconnus comme des personnes juridiques, il se présentera tôt ou tard le cas d'une personne qui par testament lèguera sa fortune à un singe, posant alors la question du droit d'un animal à la propriété privée. Allons plus loin. Qui dit nouvelle législation dit nouveaux crimes et délits, qui dit droit à la propriété privée dit mobile de crime ; y aura-t-il des meurtres de chimpanzés, ainsi que des tribunaux et des prisons pour singes ?

Bon, ne nous emballons pas. Dans certaines régions du monde, on en est encore à faire en sorte que des humains ne soient pas traités comme des animaux, on est donc encore loin d'arriver à ce que des animaux soient traités comme des humains.

Gorges du Verdon

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Crest Pride

Lors des débats à l'Assemblée Nationale sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, le député Mariton s'est particulièrement illustré par son obstruction parlementaire : dépôt de nombreux amendements, prises de parole interminables pour ne rien dire, rappels au règlement qui n'en étaient pas dans le seul but de perdre du temps…

À la limite, s'il s'était opposé avec de vrais arguments et en toute bonne foi, pourquoi pas. Mais son opposition n'était ni argumentée ni sincère. Il fallait quelqu'un à l'UMP pour faire le boulot d'obstruction, c'est tombé sur lui, il a fait le job demandé. Point. Ça aurait pu être sur n'importe quel autre sujet, il l'aurait fait de la même manière. C'est sans doute le plus vexant dans cette affaire : que les couples homos n'aient été qu'un jouet pour Mariton, le simple objet d'une stratégie. Ce type a joué avec nos vies, avec nos histoires, parce que ça avait un intérêt politique pour son groupe. Rien d'autre.

Pour le remercier, quelques associations LGBT ont donc décidé de lui offrir une gay pride, rien que pour lui, dans sa propre ville de Crest, devant sa mairie et devant sa permanence électorale. Nous y étions !

Deux milles personnes environ, quelques célébrités comme Jean Luc Romero, des porte-parole d'associations qui ont fait de beaux discours au micro, beaucoup de couples de lesbiennes, pas mal de couples de gays, des bears, des fashionistas, des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, et plein de punks probablement hétéros mais qui ne se font jamais prier dès lors qu'il s'agit de participer à un truc un peu subversif.

Pas de chars avec de la musique techno (enfin si, un, vers la fin) mais une vraie fanfare avec deux gros pavillons de sousaphone qui dépassaient de la foule, et qui enchainait les tubes des années 80. J'adorerais qu'on reprenne le concept à la gay pride parisienne.

Après le passage du défilé, restent quelques tags sur les murs. Nul doute que le maire les aura rapidement fait nettoyer ; mais contrairement à l'adage, si ces écrits se seront vite envolés, les paroles de Mariton, elles, resteront longtemps dans nos mémoires.

Vacances

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Sympathique, la vue par la fenêtre de la chambre au réveil ! Et vu l'aspect des routes, je ne rêve plus que de revenir dans le coin en moto…

Recherche d'emploi

Je cherche du travail. Oh, je ne suis pas inquiet, je vais en trouver, mon téléphone n'arrête pas de sonner depuis que j'ai mis mon CV sur quelques sites bien choisis. Maintenant, est-ce que ce sera un poste intéressant, c'est une autre histoire.

Au premier rang, les SSII. Personne ne veut travailler en SSII. Du coup, elles font du gros forcing téléphonique pour essayer de vous choper avant que vous ayez trouvé un vrai travail. Et leurs cadres RH ne reculent devant rien : une boite de quinze mille personnes vous est présentée comme une structure à taille humaine (oui c'est ça, et la marmotte…), un projet d'application iPhone pour commander des sushis au japonais du coin vous est présenté comme un projet innovant à forte valeur ajoutée dans le cadre du repositionnement de la stratégie digitale d'un grand compte de l'agro-alimentaire (c'est bon, j'ai tous les buzzwords, là ?), et autre bullshit du même acabit.

Ces fâcheux ont un don pour vous faire perdre votre temps. Ils vous parlent d'un projet intéressant au téléphone, vous acceptez de vous déplacer pour un entretien et une fois sur place, vous vous retrouvez dans une grosse usine, dix personnes dans la salle d'attente, cinq RH qui font passer les entretiens à la chaine ; et vous vous retrouvez face à un mec qui vous explique qu'il ne peut pas juger vos compétences techniques parce qu'il n'y connait rien et qu'il ne peut pas vous parler du projet pour lequel vous avez été convoqué parce que c'est son collègue qui a les informations. C'est juste parce que je suis poli que je n'ai pas envoyé chier ce connard et que je n'écris pas ici le nom de la SSII qui l'emploie…

Au second rang, les cabinets de recrutement et les chasseurs de têtes. Eux font généralement bien leur boulot, mais comme ils se battent pour avoir l'exclusivité et surtout pour éviter que vous ne démarchiez les entreprises directement en les court-circuitant, on ne parvient à leur arracher les informations qu'au prix d'épiques luttes téléphoniques. Impossible d'avoir le nom de la boîte qui s'intéresse à vous ; à la place, on donne sa taille, son domaine d'activité, le type de projets qu'ils font, on use de périphrases improbables… Impossible de connaître leur position géographique, par recoupement, vous pourriez trouvez de quelle boîte il s'agit ; à la place, on vous donne un temps de trajet estimé et on vous demande si ça ne vous paraît pas trop loin de chez vous… Ce petit jeu est usant.

Enfin, il y a le démarchage direct. Je ne le fais qu'avec les boîtes dont je sais qu'elles ont un département R&D qui bosse sur des sujets qui m'intéressent, et aussi dont les locaux sont bien placés géographiquement. Avec un succès mitigé : même lorsque mon CV les intéresse, ils n'ont pas forcément un poste ouvert en R&D en ce moment.

Mon problème est surtout que je suis tellement dégoûté, vidé, usé par mon poste actuel, que j'ai un peu de mal à me projeter dans un nouvel emploi. J'y verrai plus clair après quelques vacances.

Au chômage

Le nombre de demandeurs d'emploi atteint ce mois-ci un record historique. Les causes aussi bien que les solutions sont probablement multiples et complexes ; et j'ai la plus grande méfiance envers quiconque, simple quidam, journaliste, économiste ou ministre, prétendrait détenir la solution. Je vais donc m'abstenir de donner mon avis sur la question.

Par contre, pour avoir été au chômage une fois, il y a longtemps, je peux parler de ce que c'est. À cette époque, Pôle Emploi n'existait pas, la fusion entre l'ASSEDIC et l'ANPE n'avait pas encore eu lieu, beaucoup de choses étaient différentes, mais si j'en crois les témoignages que l'on peut lire dans les journaux, je pense que beaucoup de ce que je vais raconter maintenant est encore valable de nos jours…

Premier round

À cette époque, lorsque vous perdiez votre emploi, vous deviez vous inscrire séparément aux ASSEDIC (qui vous versaient vos allocations) et à l'ANPE (qui faisait semblant de vous aider à retrouver du boulot). Il fallait pour cela produire les certificats de travail et les fiches de paie correspondant à tous les emplois occupés depuis trois ans. Problème, dans mon cas, mon dernier contrat avait pris fin pour cause de rachat de la société par une grosse boîte canadienne et dans l'opération, tout le monde s'était fâché très fort. Le directeur avait accepté un poste aux États-Unis, le président ne voulait plus entendre parler de son ancienne boîte, le comptable avait été réembauché par une autre filiale du groupe. Bref, plus personne ne voulait ou ne pouvait avoir accès aux archives, rendant l'établissement du sus-dit certificat totalement impossible. J'ai dû passer des heures au téléphone, remontant toute mon ancienne hiérarchie de bas en haut, avant qu'enfin la solution n'arrive par la bande : l'ancienne secrétaire (qui se trouvait dans la même situation que moi) nous bricola des faux plus vrais que nature.

Il fallait ensuite se rendre dans les locaux des ASSEDIC muni de ces précieux documents afin d'y remplir un dossier de demande d'allocation. (L'administration française ignore l'existence de la Poste.) Le hasard voulut que je me retrouve au chômage à la mauvaise période, en septembre, lorsque des milliers de jeunes diplômés débarquent subitement sur le marché du travail après un dernier job d'été. Résultat, des fonctionnaires débordés et des heures d'attente aux guichets. Heureusement, le jour où j'y suis allé, je suis tombé sur un fonctionnaire intelligent qui nous tint à peu près ce langage :

— Bien, vous êtes tous ici pour remplir le même dossier. Alors plutôt que de faire la queue les uns après les autres, je vais vous distribuer ces fameux dossiers directement ici, dans la salle d'attente, et vous allez tous le remplir en même temps.

Quelle bonne initiative ! me dis-je, ignorant l'enfer qui allait suivre… On nous distribua donc les formulaires. Un bref moment de panique survint lorsque la plupart des personnes présentes réclamèrent simultanément un stylo ; puis ce petit problème logistique résolu, un autre gars vint nous donner ses instructions.

— Alors, tout en haut de la feuille, vous avez une case où il est écrit : nom. Là, vous inscrivez votre nom. Mais surtout, vous écrivez bien dans les peignes, avec une lettre par case, parce que vous comprenez, c'est traité informatiquement et si vous écrivez mal, ça passe pas dans la machine et on doit tout ressaisir à la main après.

Dix minutes plus tard, tout le monde avait terminé d'écrire son nom depuis belle lurette, avait reposé son stylo et attendait. Le type finit par s'en apercevoir et reprit la parole.

— Bon, vous avez terminé ? Alors ensuite, vous avez une case où il est écrit : prénom. Là, vous inscrivez votre prénom. Mais surtout, vous écrivez bien dans les peignes, avec une lettre par case, parce que vous comprenez, c'est traité informatiquement et si vous écrivez mal, ça passe pas dans la machine et on doit tout ressaisir à la main après.

Dix minutes plus tard, tout le monde avait terminé d'écrire son prénom depuis belle lurette, avait reposé son stylo et manifestait des signes d'impatience. Le type reprit calmement, sans s'affoler.

— Ensuite, vous avez une case où il est écrit : adresse. Là, vous inscrivez votre adresse. Pas la ville, hein, pour ça il y a une autre case plus bas, on verra ça tout à l'heure. Juste l'adresse. Par exemple, si vous habitez au 8 rue des Campanules à Bourg-les-Sylvettes, vous écrivez juste 8 rue des Campanules, mais pas Bourg-les-Sylvettes. Et puis surtout, je sais que je me répète mais c'est vraiment important, vous écrivez bien dans les peignes, avec une lettre par case, parce que vous comprenez, c'est traité informatiquement et si vous écrivez mal, ça passe pas dans la machine et on doit tout ressaisir à la main après.

Dix minutes plus tard, tout le monde avait terminé d'écrire son adresse depuis belle lurette, avait reposé son stylo, et la fille assise en face de moi roulait nerveusement une dix-septième cigarette en foudroyant le type du regard.

— Alors, on va passer à la suite. Maintenant, vous avez une case...

Mais plus personne n'écoutait. Chacun se mit à remplir son dossier dans son coin, à son rythme, sans plus se soucier des ordres. En quelques minutes, tout le monde a eut fini. Quand le type s'en aperçut, un vent de panique passa sur son visage.

— Ah, mais vous ne m'attendez pas, là ! Ah, c'est terrible, je suis sûr que vous avez inscrit n'importe quoi n'importe où, on va perdre un temps fou, il va falloir tout reprendre depuis le début ! Vous, là, donnez-moi votre dossier, que je vérifie...

Le jeune lui tendit son dossier. Le fonctionnaire le regarda longuement à la recherche de la faille, de l'erreur fatale, ne la trouva pas.

— Mouais, pour vous c'est bon, mais je suis sûr que la plupart des autres a fait n'importe quoi. Donnez-moi tous vos dossiers, que je vérifie...

Et le type, devant nous, vérifia un par un tous les dossiers en maugréant. Ca lui prit une bonne heure. Nous ne pouvions pas bouger : non seulement il fallait qu'on attende qu'il nous rende nos dossiers pour y joindre les fameux (faux) certificats de travail et déposer le tout dans la boîte prévue à cet effet, mais de plus, notre fonctionnaire avait paraît-il des choses importantes à nous dire ensuite.

Importantes, c'est le terme. Parce qu'après, nous avons eu droit à un discours moralisateur d'une demi-heure, bourré de poncifs sur le chômage et la recherche d'emploi : qu'il fallait arriver à l'heure et bien habillé aux entretiens d'embauche, qu'il ne fallait pas faire de faute d'orthographe dans sa lettre de motivation, etc.

C'est à ce moment que la rouleuse de cigarette craqua. Elle se leva et quitta la pièce en hurlant qu'elle n'avait pas trois heures à perdre pour écouter ces conneries, qu'avec son bac+X elle espérait qu'on lui parle autrement qu'à un môme de 6 ans qui apprend à écrire dans les peignes et qu'en plus, elle devait passer chercher son gamin chez la nounou avant midi. Réaction du fonctionnaire, médusé :

— Ah ben elle est gonflée, celle-là. Avec une mentalité pareille, elle n'est pas prête de retrouver du travail, c'est moi qui vous le dis.

Retrouver du travail, parlons-en justement : c'est notre prochaine étape. Car c'est à l'ANPE qu'échoit la noble tâche d'aider le chômeur à ne plus en être un.

Second round

Autant je soupçonne que mes déboires avec les ASSEDIC ne furent causés que par l'incompétence d'un seul type en particulier, autant je suis persuadé qu'à l'ANPE (et à Pôle emploi aujourd'hui) le problème est général et structurel. La plupart des gens qu'on y rencontre sont probablement compétents et motivés pour aider les chômeurs ; mais ils ne peuvent rien faire tellement ils sont écrasés de procédures et de règlements stupides, d'ordres contradictoires impulsés par des décideurs politiques toujours changeant, sans parler de leur capacité d'accueil bien inférieure à la demande.

La première chose qu'on me demanda lorsque je franchis les portes de mon agence locale pour l'emploi fut de remplir une sorte de bilan de compétences. Malheureusement, si comme moi vous étiez tentés par plusieurs orientations, que la flexibilité ou la reconversion ne vous faisait pas peur, c'était râpé. Car dans votre dossier, il était explicitement prévu que vous ne pouviez prétendre qu'à un seul métier. Éventuellement deux en trichant un peu, mais pas davantage. Dépendeur d'andouilles vous étiez, dépendeur d'andouilles vous resteriez, à moins bien sûr de vous débrouiller seul pour démarcher les entreprises – ce qui ôtait tout intérêt à l'ANPE. Et encore, je n'étais pas à plaindre. Des amis qui n'avaient pas de formation (ou alors un truc exotique sans valeur sur le marché du travail) étaient prêts à accepter n'importe quel petit boulot non qualifié : caissier, secrétaire, standardiste, agent d'entretien, livreur ou que sais-je encore. À ceux-là, on répondait tout simplement que ça n'était pas possible et qu'ils devaient se décider pour un seul de ces métiers lors de leur inscription à l'ANPE. Un comble quand dans le même temps, on demandait aux employés plus de flexibilité et qu'on les incitait à suivre des formations de reconversion…

Mais revenons-en au bilan de compétence. Votre conseiller chargeait le questionnaire correspondant à votre métier sur un ordinateur puis vous laissait devant l'écran répondre à une série de questions. Je me rappelle vaguement que dans mon cas, la machine me demandait les langages dans lesquels je savais programmer, les méthodologies que je maîtrisais (genre Meurise et autres), si je savais configurer un réseau local ou bien si j'avais quelques compétences en hardware. Je répondis consciencieusement à toutes les questions ; avant de me heurter à l'impossibilité de valider le formulaire. Le conseiller ANPE identifia immédiatement la cause du problème : j'avais coché plus de seize cases. Car oui, pour l'ANPE, les chômeurs ne pouvaient pas avoir plus de seize compétences simultanément. J'ai donc décoché quelques cases au hasard et sous le regard gêné du conseiller, le formulaire est passé.

Ensuite, et c'est là que résidait le piège, le naïf que j'étais pensait que le logiciel allait mettre en adéquation mon bilan de compétences avec les offres d'emploi proposées par les entreprises, afin d'en inférer les postes qui me conviendraient le mieux. Eh bien pas du tout ! Ce que n'importe quel site de cul sur internet sait faire, le logiciel de l'ANPE en était parfaitement incapable. Les annonces que l'ANPE vous envoyait n'étaient sélectionnées que sur la base du métier recherché, pas sur celle des compétences que vous aviez déclarées. Moi qui n'y connaissais absolument rien en informatique de gestion et qui ne maîtrisais pas le langage Cobol, je reçus des dizaines d'offres d'emploi concernant la résolution du bug de l'an 2000 pour des logiciels financiers écrits en Cobol...

Ça aurait été juste risible si vous n'étiez pas obligés de répondre aux annonces que vous receviez. Car si vous ne leur donniez pas suite, l'ANPE vous classait dans la catégorie des fainéants qui ne recherchaient pas activement un emploi et qui tentaient de profiter du système. Ce qui se traduisait à brève échéance par la suppression de vos allocations. J'ai donc passé des heures et des heures dans des entretiens d'embauche bidons pour des postes dont je savais pertinemment que je ne correspondais pas au profil, juste parce que j'avais besoin de me faire jeter officiellement et dans les règles de l'art par des DRH (tampons sur les formulaires à l'appui), pour prouver à l'ANPE que j'étais réellement en recherche active d'emploi.

En fait, l'ANPE était tellement incompétente pour aider les chômeurs que les recruteurs ne faisaient même pas appel à elle. La mère d'un ami, qui était DRH dans un grand groupe où le roulement était assez important, m'expliquait que lorsqu'elle devait embaucher du personnel pendant les périodes de pic d'activité, le meilleur moyen était de passer par les petites annonces. Passer par l'ANPE nécessitait de remplir des tonnes de formulaires administratifs, pour au final recevoir une majorité de candidatures ne correspondant pas au poste. Et à titre personnel, dans toutes les entreprises où je suis passé, je n'ai jamais vu un seul DRH se tourner vers l'ANPE (ou vers Pôle Emploi) pour effectuer un recrutement. Ce n'est pas un hasard si les cabinets de recrutement privés font fortune.

Bien sûr, si Pôle Emploi était compétente pour trouver des emplois aux chômeurs, ça ne résoudrait que marginalement le problème du chômage. Mais qu'est-ce que ça économiserait comme argent public et comme crises de nerfs…

Tiens, puisqu'on parle de chômage, figurez-vous que j'ai démissionné il y a quinze jours. C'est un poil stressant, mais beaucoup moins que de continuer à bosser dans une boîte de dingues, finalement.

Oui !

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Moralisation pour les nuls

On se fout complètement de savoir si nos élus sont riches ou pauvres. On se fout complètement de savoir combien ils possèdent de PEA, de Twingo hors d'âge et d'appartements à Paris.

Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils ont des conflits d'intérêts. Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils ont des liens avec des entreprises qui ont intérêt à ce que telle ou telle loi soit votée. Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils ont acquis leurs biens au prix du marché ou s'ils ont utilisé leur position pour bénéficier de réductions. Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils gèrent correctement les budgets publics qu'on leur confie ou s'ils s'en foutent plein les poches. Ce qu'on voudrait savoir, en fait, c'est s'ils sont honnêtes ou pas.

Ce qu'on voudrait savoir, c'est si les potes de Bouygues ont manœuvré pendant des années pour retarder l'attribution d'une licence de téléphonie mobile à Free, c'est par quel moyen un fabricant d'éthylotests a réussi à faire passer une loi pour rendre ses produits obligatoires dans tous les véhicules, c'est comment l'industrie du disque a réussi à imposer une législation aussi débile qu'inefficace sur les droits d'auteurs, c'est si les gens qui décident du sort des OGM sont motivés par l'intérêt général ou par celui de leurs copains actionnaires. Pour ne citer que quelques exemples.

Les déclarations de patrimoine des ministres, c'est bien gentil, mais ça n'a aucun rapport avec le sujet. Ce n'est qu'un écran de fumée pour dissimuler les vraies questions, ce n'est qu'un tour de passe-passe pour détourner l'attention des gogos qui se satisferont de cette moralisation à deux balles. Pas étonnant que les ténors de la droite se précipitent pour jouer le jeu de la transparence : eux aussi, ça les arrange bien, ce petit jeu qui permet d'éviter de discuter des vrais sujets moraux.

Ce qu'on voudrait surtout, ce sont des journalistes assez couillus pour répondre tout ça à ces crétins qui défilent dans les médias depuis hier, la main sur le cœur, pour jurer qu'ils sont des références morales puisqu'ils n'ont que 3800€ d'épargne et une vieille bagnole. Mais ça, si la presse jouait son rôle de quatrième pouvoir chez nous, ça se saurait.

Dans la cuisine d'Astérix

Contrairement aux Romains, les Gaulois n'aimaient pas écrire. Ou alors, ils écrivaient sur des supports trop périssables pour traverser les siècles. En tout état de cause, on possède très peu d'écrits gaulois et notamment, aucun traité de cuisine. Que mangeaient donc nos ancêtres les Gaulois ?

À Bibracte, des archéologues se sont penchés sur la question. Ils ont étudié les traces de nourriture incrustés dans les fragments de poterie, ils ont reconstitué les outils, ustensiles et modes de cuisson disponibles à l'époque, ils ont recensé la faune végétale et animale qui vivait dans le coin il y a deux mille ans, ils ont cherché dans les écrits romains des allusions aux habitudes gauloises ; et un chef cuistot a tenté d'imaginer les recettes que l'on pouvait faire avec tout ça. Résultat : un bouquin et un restaurant.

De passage dans le coin, le copain et moi sommes donc allés manger gaulois ! Ambiance rustique : vaisselle en poterie, tables en bois au ras du sol, des coussins pour s'assoir et pour seuls couverts, une cuillère en bois et un couteau en fer forgé, sans manche.

En entrée, purée de lentilles, champignons, saumon, pissenlits et pain d'épeautre. En plat de résistance, une sorte de couscous à base de semoule d'orge, de fèves, de navets, de céleri, de mouton et de poulet (théoriquement assaisonné de cumin, mais la serveuse avait oublié…). En dessert, une soupe de myrtille et des galettes à la farine de noisette. Pour arroser le tout, une bonne cervoise, mais nous nous sommes abstenus, ayant quelques centaines de kilomètres à faire ensuite.

L'expérience est dépaysante et sans nul doute à tenter une fois, mais il faut quand même bien dire que c'est un peu fade. Pas étonnant, la plupart des épices et herbes aromatiques sont apparues bien plus tard, au Moyen-Âge. Les Éduens devaient se débrouiller avec ce qui poussait dans le Morvan : une sorte de cumin sauvage, de la menthe… Peu de sel et pour seule source de sucre, le miel et les fruits. Ça limite les possibilités d'assaisonnement.

Et malheureusement, l'archéologie est formelle : pas de sanglier. Oubliez donc Astérix, Obélix et leurs ripailles légendaires !

Engrenages

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Du bon usage des clignotants

Sur la route, pour changer de file, il faut être VIF. V, I, F, comme Vérifier, Informer, Faire. On vérifie que l'on peut changer de file, c'est à dire qu'on regarde dans son rétroviseur, au besoin on tourne la tête. Ensuite, on informe que l'on va changer de file en mettant son clignotant. Enfin, on fait, c'est à dire qu'on change de file.

Mettre son clignotant, ça veut dire : « je change de file ». Ça ne veut absolument pas dire, jamais, dans aucune circonstance : « bon alors j'aimerais bien changer de file, mais j'ose pas parce qu'il y a beaucoup monde, s'il vous plait est-ce que vous pourriez être gentils et me laisser passer ? »

Ami automobiliste, quand tu mets ton clignotant comme ça directement sans réfléchir, quand tu informes que tu vas faire sans avoir vérifié d'abord, tu fais les choses dans le désordre. Moi, j'arrive en moto juste derrière à ce moment-là et je me dis : « ah putain le con il va déboiter ! » et je freine à mort. Mais tu ne déboites pas. Tu restes sur ta file, à faire mine d'y aller tout en n'y allant pas, avec ton clignotant obsédant, à te tordre le cou pour regarder dans le rétroviseur, à attendre je-ne-sais-quoi, et moi je reste sur ton arrière gauche, à ne pas oser te doubler parce que je me dis que tu vas bien finir par y aller, c'est évident puisque tu as mis ton clignotant et que le clignotant ça veut dire : « j'y vais ». Et ça dure. Et ça m'énerve. Ça m'énerve à cause de la décharge d'adrénaline (freiner fort en moto est toujours un peu risqué), à cause que j'ai bien cru que tu allais me couper la route, à cause que tu te décides toujours pas y aller bon sang mais qu'est-ce que tu fous vas-y quoi ! Et le pire c'est que le plus souvent, à force de scruter ton rétroviseur, tu finis par comprendre que la voie n'est pas libre (il fallait peut-être le vérifier avant…) et que tu ne peux pas y aller, alors tu enlèves ton clignotant et tu choisit finalement de ne pas bouger de ta file.

Tout ça pour ça.

Ami automobiliste, je t'aime bien mais s'il te plait, arrête de mettre ton clignotant n'importe comment sans réfléchir. Sois VIF. Tu éviteras pas mal de crises cardiaques aux motards qui arrivent derrière toi.

[small]Et un jour je vous parlerais du seul truc qui m'énerve encore plus que les gens qui ne savent pas utiliser leurs clignotants : les gens qui se mettent sur la file de gauche pour rouler à la même vitesse, voire plus lentement, que sur la file de droite.[/small]

Lutte des classes

Lorsqu’une société grossit, il y a un moment où elle passe un cap pénible, le moment où elle passe de l’esprit start-up à l’esprit multinationale. Le seuil se situe à mon sens autour de cinquante employés mais évidemment, ça varie selon le contexte, le domaine et les personnalités de chacun.

Dans les petites entreprises, la hiérarchie est uniquement « mentale ». Chacun sait qui est son supérieur ou ses subordonnés, mais ça ne concerne que l’organisation du travail. En pratique, tout le monde partage le même open space, tout le monde a le même équipement pour bosser, chacun participe aux tâches communes selon ses compétences (l’administration du réseau ou du parc informatique par exemple), tout le monde a son importance dans le fonctionnement de la boite. En revanche, dans une grosse entreprise, la hiérarchie n’est pas que mentale : elle devient spatiale, géographique, matérielle. Les managers ont des bureaux individuels tandis que les autres employés sont parqués à quinze ou vingt dans des open space. Les premiers obtiennent facilement satisfaction quelles que soient leurs demandes, tandis que les seconds doivent négocier pendant deux semaines pour avoir trois stylos et demi ou pour changer de place dans l’open space. Alors qu’auparavant, on pouvait interpeller son chef pour lui demander un renseignement à la bonne franquette, il faut dorénavant se rendre physiquement à son bureau pour lui demander s’il peut nous recevoir, voire même, prendre rendez-vous. En fait, il apparait une structure de classe, au sens sociologique du terme : des gens privilégiés et des gens non-privilégiés, des gens qui se sentent supérieurs et des gens qui se sentent inférieurs.

Qui dit classe dit lutte des classes. La hiérarchisation des employés génère de facto un état d’esprit particulier : certains vont vouloir gravir les échelons à tout prix et pour ce faire n’hésiteront pas à se comporter en gros connards, d’autres vont se sentir rabaissés par l’entreprise et décider que puisque c’est comme ça, ils ne foutront plus une rame, d’autres encore vont jouir du maigre pouvoir que leur confère leur position et devenir de parfaits petits chefs tyranniques.

Et puis les gens se spécialisent, de nouvelles règles apparaissent. Forcément. On ne gère pas de la même façon une équipe de dix geeks motivés par l’esprit start-up et une masse de cent salariés aux objectifs divergents et aux compétences diverses. Il y a dorénavant un code sur la photocopieuse, un proxy à la con sur l’accès internet, le service informatique fourre sont nez partout et vous interdit d’installer votre logiciel favori sur votre propre machine, il faut remplir dix-sept formulaires contres-signés par la moitié de sa chaine hiérarchique pour obtenir le code de la borne WiFi, on vous impose une signature de mail (très laide de surcroit) standardisée, il devient strictement interdit de manger à son bureau – sauf en cas de coup de bourre, auquel cas on sera ravi que vous passiez l’heure du déjeuner à bosser un sandwich à la main, et mille autres petites règles infantilisantes du même genre.

Il y a deux types de salariés. Ceux qui vivent ça très bien : ils aiment l’anonymat des grosses boîtes, se foutent qu’on les traite comme des gamins, supportent la lourdeur administrative, ils ne sont motivés que par des considérations alimentaires. Et ceux qui vivent ça beaucoup moins bien : ils préfèrent les petites boites où il est plus facile de faire respecter ses idées et sa conception du boulot, où l’on peut travailler vite et sans entrave administrative, où l’on est motivé par le fait que son boulot compte, immédiatement et visiblement.

Je pense que dans ma boite, beaucoup de salariés historiques, du second type, vont démissionner en masse dans les mois qui viennent ; et être remplacés par des salariés du premier type. Pas sûr que la société y gagne à court terme.

La soupe de Proust

Un jour, un mec a mangé une madeleine. Moi, c’était de la soupe. La soupe que faisait ma grand-mère il y a trente cinq ans, les soirs où je mangeais et dormais chez elle parce que mes parents étaient occupés ailleurs.

Une soupe toute simple, qu’il m’arrive régulièrement de cuisiner moi-même. Une pomme de terre, une carotte, deux ou trois navets, une branche de céleri, un blanc de poireau, on découpe tout ça en petits dés, on couvre largement d’eau, on ajoute un Kub Or, on fait bouillir 20 minutes. Puis on ajoute une poignée de pâtes alphabets ou de cheveux d’anges et on fait encore cuire quelques minutes. Voilà, c’est tout.

À chaque fois je revois la petite cuisine en Formica, la nappe en toile cirée, la cuisinière à gaz avec la lourde bouteille de Butane sous l’évier qu’il fallait changer régulièrement, la petite casserole en aluminium toute cabossée avec son manche en bois mal ajusté… Évidemment, comme tous les enfants, je passais de longues minutes à faire des mots avec les pâtes alphabet sur le bord de l’assiette, et je me faisais engueuler après parce que la soupe était froide. Après manger, je m’isolais dans la buanderie pour mettre mon pyjama (hors de question de me déshabiller devant mes grands-parents !) puis on dépliait pour moi le canapé convertible en cuir du salon. On regardait un peu la télévision et on allait se coucher. Parfois, quand je n’entendais plus aucun bruit, je me relevais discrètement pour aller chiper un chamallow ou une fraise tagada dans la bonbonnière que ma grand-mère gardait toujours bien remplie sur la petite table du salon ; mais chut !

Il y a quantité de plats que je mangeais chez ma grand-mère et que je n’ai jamais mangé ailleurs. Une question de génération, je suppose. Elle raffolait du cœur de bœuf, des pieds de porc panés en gelée, des rognons… Sans oublier le steak de cheval, cru ou cuit selon son humeur. J’ai de très bons souvenirs du tartare de cheval, qu’elle préparait avec de la moutarde, des câpres, du sel, du poivre et un jaune d’œuf. (Et à l’époque, j’étais trop jeune pour percevoir l’ironie de mon grand-père qui pendant ce temps, le nez dans le dernier Paris Turf, perforait ses tickets de PMU avec la petite pince spéciale qu’on ne trouve probablement plus nulle part de nos jours.) Curieusement, malgré ce bon souvenir, je n’en ai jamais remangé depuis. Je devrais peut-être acheter des lasagnes Findus…

Mais si ma grand-mère m’a fait découvrir des tas de plats oubliés, je n’ai en revanche jamais réussi à lui faire manger cet autre genre de plat oublié que sont les topinambours. L’effet magdaléno-proustien fonctionnait pour elle aussi, je suppose, et contrairement à moi avec sa soupe, cela ne devait pas lui ramener de bons souvenirs en mémoire.

Ma meilleure ennemie

Je suis du genre angoissé. Depuis aussi longtemps que je me rappelle. Je n’y peux pas grand chose, c’est physiologique, Dame Nature m’a fabriqué comme ça. Mon logiciel interne de régulation du stress est dans les choux. Il fonctionne n’importe comment. Oh, j’ai bien lu, et mon médecin m’a expliqué, tout un tas de théories sur la chose. De la psychologie à base d’attachement insecure à la mère dans la petite enfance, de la physiologie à base de prédisposition génétique ou de tumeurs sécrétantes sur diverses glandes… Ca me fait une belle jambe. Les tumeurs, on n’en a jamais trouvé aucune, et la relation avec ma mère ou mon patrimoine génétique, c’est un peu tard pour y changer quoi que ce soit.

De toute façon, séparer le psychologique du physiologique quand on parle d’angoisse est inepte. Les deux sont intimement liés, l’angoisse génère des symptômes physiques et les symptômes physiques génèrent de l’angoisse en un cercle vicieux délétère. Je me méfie donc des explications simplistes et mécanistes, du genre, il vous est arrivé ceci dans l’enfance donc vous serez comme cela à l’âge adulte.

L’angoisse. Vous voyez ce qu’est la peur ? Par exemple quand vous venez d’éviter un accident de justesse, ou bien lorsque vous vous trouvez dans une situation vraiment dangereuse ? Le rythme cardiaque qui s’affole, la respiration qui s’accélère, la sensation de chaleur dans la poitrine, l’envie de pisser, le sentiment de panique ? Eh bien l’angoisse, c’est la même chose, sauf qu’il n’y a pas de cause objective identifiable à cette peur. Le gars qui a peur des chiens, il peut éviter les chiens. Le gars qui a peur de la foule, il peut éviter la foule. Le gars qui a peur de l’avion, il peut éviter de prendre l’avion. Le gars angoissé, qui a peur sans cause identifiable, il ne peut rien éviter, parce qu’il ne sait pas quoi éviter.

Le psychisme peut simuler pratiquement n’importe quel symptôme physique, et le mien ne se prive pas de jouer sur toute la palette disponible. Un coup ce sont des vertiges, un coup c’est la tension artérielle qui tombe brutalement, un coup c’est le rythme cardiaque qui s’effondre ou qui accélère pendant quelques heures, un coup c’est de l’hyper-ventilation, un coup ce sont des salves d’extra-systoles, un coup ce sont des douleurs thoraciques, ou lombaires, ou intercostales, ou n’importe où ailleurs. Le plus souvent, il y a plusieurs symptômes à la fois. J’y suis habitué : ces phénomènes ne m’inquiètent plus, j’essaie de les ignorer du mieux que je peux. Mais mon inconscient est un animal pervers ; chaque fois que j’apprends à gérer un symptôme, il en invente un nouveau…

Les médecins, tout imprégnés qu’ils sont de l’esprit de Descartes, ne sont pas habitués à diagnostiquer et traiter ces manifestations sans support physiologique apparent. Ils s’y connaissent en microbes et en plomberie, mais ils sont perdus devant un cerveau qui invente des symptômes à l’insu de son propriétaire. Il a fallu que j’en rencontre une bonne dizaine avant que vers l’âge de 25 ans, une jeune toubib me dise un jour : « Mais Monsieur, tout ce que vous me décrivez là, c’est juste de l’angoisse ! Attendez, on va faire une expérience pour le vérifier. » Elle m’a donné un comprimé et m’a demandé d’aller faire un tour et de revenir un peu plus tard. Une heure après, j’étais de retour à son cabinet sans le moindre symptôme. Incroyable. Le comprimé ? C’était un anxiolytique. La démonstration imparable. La preuve par neuf. Une révélation. Un nom sur mon problème.

Je m’imagine volontiers le stress comme une grandeur mesurable, que l’on peut additionner ou soustraire. Dans la vie de tous les jours, la somme des petites contrariétés quotidiennes le maintient à un niveau « de base ». Ensuite, chaque événement imprévu (ou parfois, la simple perspective d’un événement imprévu) en rajoute ; et dès qu’on dépasse un certain seuil, les symptômes physiques commencent. Chez la plupart des gens, ce seuil est élevé. Chez moi, il est au raz des pâquerettes. Du coup, il m’en faut assez peu pour passer dans la zone rouge. Ma stratégie consiste à abaisser au maximum le niveau de stress de base, de façon à gagner un peu de marge. Ça passe par tout un tas de petits détails : habiter à la campagne plutôt que dans l’agitation des villes, avoir un boulot plutôt tranquille, éviter les situations « phobiques » comme la foule, etc.

Ca se passe plutôt bien, je gère. Mais il y a quand même des périodes difficiles. Les années 2002 et 2003, par exemple. Vous vous rappelez la scène d’ouverture du film Copycat ? Voilà, tout pareil. L’agoraphobie à son paroxysme : impossible de sortir de chez moi sans être pris de vertiges et de malaises. La seule différence, c’est que l’héroïne du film vivait ça en permanence, alors que moi, c’était seulement le matin. Pourquoi ? Demandez à mon inconscient, moi je n’en ai aucune idée. Mais tant mieux, ça m’arrangeait bien, je pouvais encore aller travailler l’après-midi. (Le matin, c’était télétravail obligé.)

Dans ces cas-là, la solution est surtout médicamenteuse. Mes amies les benzodiazépines. Un petit comprimé et tout disparait ! C’est miraculeux, mais c’est transitoire. Impossible de prendre un tel traitement à vie. Il y a accoutumance et dépendance. La phase de sevrage est souvent difficile, il faut décroitre les doses le plus progressivement possible. On se retrouve à couper les comprimés en deux, puis en quatre, voire plus, parce que passer directement de un comprimé par jour à zéro déclenche un syndrome de manque. Du coup, les (bons) médecins hésitent à les prescrire, ce n’est pas facile de s’en procurer ; et je n’aime pas trop en prendre, parce que quand on commence, on ne sait jamais quand on pourra arrêter. Une fois, il y a longtemps, dans les années 1990 je crois, j’ai dû passer presqu’une année complète sous benzos ; la durée maximale de prescription est officiellement de 12 semaines…

Ces derniers temps étaient plutôt tranquilles. Et puis il y a quelques mois, ma meilleure ennemie l’angoisse est revenue. Plus vivace que jamais, et avec de nouveaux symptômes inédits ! Aucun doute sur ce qui a fait péter les défenses : le cumul d’une situation professionnelle merdique et d’un débat non moins merdique sur le mariage pour tous. J’ai changé de poste à mon boulot et le premier article de la loi ouvrant le mariage aux homosexuels a été adopté ce midi. La situation devrait donc revenir à la normal assez rapidement. D’ici là, je découpe des comprimés en quatre.

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