La soupe de Proust

Un jour, un mec a mangé une madeleine. Moi, c’était de la soupe. La soupe que faisait ma grand-mère il y a trente cinq ans, les soirs où je mangeais et dormais chez elle parce que mes parents étaient occupés ailleurs.

Une soupe toute simple, qu’il m’arrive régulièrement de cuisiner moi-même. Une pomme de terre, une carotte, deux ou trois navets, une branche de céleri, un blanc de poireau, on découpe tout ça en petits dés, on couvre largement d’eau, on ajoute un Kub Or, on fait bouillir 20 minutes. Puis on ajoute une poignée de pâtes alphabets ou de cheveux d’anges et on fait encore cuire quelques minutes. Voilà, c’est tout.

À chaque fois je revois la petite cuisine en Formica, la nappe en toile cirée, la cuisinière à gaz avec la lourde bouteille de Butane sous l’évier qu’il fallait changer régulièrement, la petite casserole en aluminium toute cabossée avec son manche en bois mal ajusté… Évidemment, comme tous les enfants, je passais de longues minutes à faire des mots avec les pâtes alphabet sur le bord de l’assiette, et je me faisais engueuler après parce que la soupe était froide. Après manger, je m’isolais dans la buanderie pour mettre mon pyjama (hors de question de me déshabiller devant mes grands-parents !) puis on dépliait pour moi le canapé convertible en cuir du salon. On regardait un peu la télévision et on allait se coucher. Parfois, quand je n’entendais plus aucun bruit, je me relevais discrètement pour aller chiper un chamallow ou une fraise tagada dans la bonbonnière que ma grand-mère gardait toujours bien remplie sur la petite table du salon ; mais chut !

Il y a quantité de plats que je mangeais chez ma grand-mère et que je n’ai jamais mangé ailleurs. Une question de génération, je suppose. Elle raffolait du cœur de bœuf, des pieds de porc panés en gelée, des rognons… Sans oublier le steak de cheval, cru ou cuit selon son humeur. J’ai de très bons souvenirs du tartare de cheval, qu’elle préparait avec de la moutarde, des câpres, du sel, du poivre et un jaune d’œuf. (Et à l’époque, j’étais trop jeune pour percevoir l’ironie de mon grand-père qui pendant ce temps, le nez dans le dernier Paris Turf, perforait ses tickets de PMU avec la petite pince spéciale qu’on ne trouve probablement plus nulle part de nos jours.) Curieusement, malgré ce bon souvenir, je n’en ai jamais remangé depuis. Je devrais peut-être acheter des lasagnes Findus…

Mais si ma grand-mère m’a fait découvrir des tas de plats oubliés, je n’ai en revanche jamais réussi à lui faire manger cet autre genre de plat oublié que sont les topinambours. L’effet magdaléno-proustien fonctionnait pour elle aussi, je suppose, et contrairement à moi avec sa soupe, cela ne devait pas lui ramener de bons souvenirs en mémoire.