Faites entrer l'accusé

J’ai toujours pensé que Faites Entrer l’Accusé était une émission radiophonique qui avait par erreur échoué à la télévision. Il n’y a jamais rien à montrer, dans ce programme, puisque par définition, on ne possède pas d’images du crime en train d’être commis ou d’interview de la victime ; tout au plus possède-t-on quelques extraits du journal télévisé de l’époque, quelques photos de famille, voire dans le meilleur des cas, quelques vagues images floues surprises par une caméra de vidéo-surveillance.

L’essentiel de l’émission se passe donc à l’oral : interview des proches, des témoins ou des enquêteurs, narration de l’animateur ou de l’animatrice, discussion avec les experts… Tout le reste n’est qu’illustration laborieuse, le plus souvent au premier degré. L’assassin a utilisé un couteau ? Gros plan sur un couteau. La victime perd conscience ? Image qui vacille et caméra subjective qui tombe au ras du plancher. L’assassin s’est nuitamment enfui en voiture ? Route qui défile dans les faisceaux des phares. La susdite voiture a été aperçue dans une station service ? Travelling sur une pompe à essence. L’assassin habite à Jouy-lès-Sylvettes ? Plan fixe sur le panneau routier de Jouy-lès-Sylvettes.

Du coup j’ai tendance à regarder cette émission comme j’écoute une émission de radio, affalé sur le canapé sans regarder l’écran. Surtout que Christophe Hondelatte et Frédérique Lantieri ont une déclamation radiophonique fort agréable, bien éloignée de l'insupportable ton journalistique habituel. Mais évidemment, affalé sur le canapé à fixer le plafond… à rêvasser… un dimanche soir… dans la pénombre… bercé par une belle voix qui me raconte une belle histoire… je m’endors comme une masse au bout d’une demi-heure.

Vous n’imaginez pas le nombre d’affaires criminelles passionnantes dont je ne connais pas le dénouement. Vous n’imaginez pas à quel point l’apparition du replay de France 2 a changé ma vie.

De la prison

Un meurtrier (pas de nom, je n’aime pas trop les recherches Google) vient d’être condamné à la peine la plus lourde prévue par le Code Pénal : la perpétuité assortie de trente ans incompressibles. Ça n’a aucun sens. La prison telle qu’elle existe actuellement n’a aucun sens. Il faut abolir notre système carcéral.

Trente ans de réclusion incompressible, ça veut dire trente ans à obéir à des ordres idiots, contradictoires, humiliants, absolument tous les jours. Trente ans à demander la permission pour tout, envoyer une lettre, recevoir un coup de fil, travailler, ne pas travailler, lire un bouquin, acheter des clopes, regarder la télé, aller pisser. Trente ans à subir une fouille anale aussi souvent qu’un gardien le jugera utile. Trente ans à prendre sa douche devant tout le monde. Trente ans à vivre dans une cellule de quelques mètres carrés sans la moindre intimité. Trente ans sans voir ses proches. Trente ans sans sexualité épanouie. Trente ans à survivre au milieu d’autres mecs désespérés, psychotiques, violents. Trente ans sans surprise, sans beauté, sans projet, sans espoir. L’espoir fait vivre, c’est justement pour ça que les détenus en sont privés.

À quoi ça sert ? Quel est le sens de tout cela ? N’importe quel ancien taulard raconte que personne ne survit psychologiquement à une peine de plus de cinq ans. Un quart des détenus actuellement en prison souffrent de troubles psychiatriques graves. Comment pourrait-il en être autrement ? La plupart d’entre nous ne supportent que difficilement quelques jours d’enfermement, par exemple à l’occasion d’une hospitalisation ; comment voulez-vous survivre à trois décennies de déshumanisation, d’humiliations quotidiennes, de désinsertion sociale complète ? Lisez les témoignages de ceux qui sont passés par la prison (en tant que détenu ou en tant que personnel pénitentiaire, peu importe, leur dires concordent). C’est édifiant. Certains détenus vont même jusqu’à réclamer la peine de mort, parce qu’ils l’estiment plus humaine.

Les sociologues, les matons, l’administration, le ministère de la Justice, tout le monde sait que le taux de récidive augmente avec la durée de la peine. C’est normal : les longues peines fabriquent des fous, des psychotiques, des paranoïaques, des gens qui une fois remis en liberté n’ont pas la moindre chance de réinsertion. La réalité, c’est que si on raccourcissait à l’instant les peines de l’ensemble des détenus de France, le taux de récidive criminelle (déjà extrêmement bas, environ 0,5 % pour les homicides par exemple) chuteraient encore dans les années à venir. La réalité, c’est que moins les détenus ont d’espoir, plus ils s’engagent dans des comportements violents à l’égard des autres et d’eux-mêmes : suicides, mutineries, prises d’otage du personnel pénitentiaire, etc. Pourtant, les peines sont de plus en plus longues, de plus en plus dures. En fait, les politiques font exactement le contraire ce qu’il faudrait pour diminuer la récidive ; tout en prétendant améliorer notre sécurité.

La prison poursuit trois objectifs : punir, surveiller, réinsérer. Punir, je crois que c’est parfaitement réussi, au-delà de tout ce qu’il est possible d’imaginer. Surveiller, ça marche plutôt bien, on s’évade très peu. D’ailleurs, Michel Foucault rappelle que la surveillance constante, omniprésente, jusque dans l’intimité, fait justement partie de la punition. Mais c’est au niveau de la réinsertion que cela ne fonctionne pas. L’ensemble des processus à l’œuvre en prison servent à détruire les individus, on ne voit pas bien comment ils pourraient en sortir réinsérés. Certes il est possible de faire des études derrière les barreaux, mais ça sert moins à se garantir un avenir à la sortie qu’à s’occuper l’esprit sur le moment : une licence de lettres, surtout passée en détention, n’a pas grande valeur sur le marché du travail…

Certains avancent que la prison doit également servir à protéger la société des criminels. Ils oublient d’une part que la majeure partie des criminels le sont par accident et n’ont pas l’intention de récidiver. Il n’y a donc aucune raison de vouloir en protéger la société. Mais ils oublient surtout que les peines ont une durée finie. Globalement, sur une période donnée, il y a autant de gens qui sortent de prison que de gens qui y entrent. C’est mathématique. Il n’y a donc aucune mise à l’écart des criminels : ceux qui sont enfermés aujourd’hui sont remplacés dans nos rues par ceux qui sortent et qu’on avaient enfermés dix ou quinze ans plus tôt – et qui sont donc entretemps devenus plus dangereux que si on ne les avait jamais enfermés.

La prison n’est pas une peine équitable. La loi établit parfaitement la gradation des peines et fixe un prix à payer pour chaque crime (il y aurait beaucoup à écrire sur cette économie des peines et la façon dont elle reflète les peurs de notre société). Mais lorsqu’un juge condamne à une peine de prison, cette même peine aura des effets très différents selon les individus. Certains s’en sortiront bien, d’autres moins bien. Certains seront enfermés dans des prisons modernes, d’autres se retrouveront aux Baumettes parmi les rats et les cafards. Certains seront soutenus, parce que le hasard de l’administration pénitentiaire les aura fait enfermer dans une ville où des proches viendront les visiter, tandis que d’autres se retrouveront à des centaines de kilomètres de leur famille et ne recevront aucune visite. Certains seront quittés par leur compagne ou leur compagnon, d’autres non. Certains conserveront leur emploi, d’autres le perdront. Certains purgeront une peine tranquille, d’autres seront tabassés ou violés par les autres détenus. Certains survivront, d’autres se suicideront, ou deviendront juste complètement fous. Où est la justice, lorsque deux condamnés n’endurent pas la même peine en punition d’un crime identique ? Et puis le détenu n’est pas le seul puni, ses parents, ses enfants, ses amis le sont également. Où est la justice lorsque la peine frappe également l’entourage du criminel qui a priori n’a rien fait de répréhensible ?

Et d’abord, pourquoi punir ? Historiquement, le pouvoir judiciaire a pour but de mettre fin aux vengeances privées, ce qui est une bonne chose. L’État garantit autant que faire se peut un traitement équitable à tous les justiciables, notamment le droit à un procès. Les peines sont fixées à l’avance, elles sont mesurées et proportionnées au crime commis. C’est un réel progrès sur les vengeances privées, souvent injustes, arbitraires, disproportionnées, qui dégénèrent facilement en guerres de clans. Punir possèderait également une vertu dissuasive, une valeur d’exemplarité. C’est sans doute vrai en matière de délit (la fameuse peur du gendarme sur la route par exemple), mais je n’y crois pas une seconde en matière criminelle. On n’a jamais vu un assassin se retenir de passer à l’acte par crainte de la peine de mort ou par crainte de la prison à perpétuité. Comme disait Badinter, parmi la foule qui acclamait la condamnation à mort de Buffet et Bontems devant le Tribunal de Troyes, se trouvait le jeune Patrick Henry.

Punir, c’est infliger du mal. Une personne a fait du mal, donc on va lui faire du mal en retour. Qu’en ressort-il ? Rien. Un sentiment d’apaisement pour les victimes ? Parfois oui, le plus souvent, non. On a juste ajouté du mal à du mal. La violence engendre la violence, comment s’étonner dès lors que les punitions les plus sévères engendrent les taux de récidive les plus élevés. On dit souvent que les États-Unis ont un système judiciaire très dur parce qu’ils doivent lutter contre une criminalité très élevée ; je me suis toujours demandé si dans ce raisonnement, on n’inversait pas (au moins en partie) la cause et la conséquence, si cette criminalité élevée n’était pas justement une réponse de la société à la violence et à l’intransigeance du pouvoir, si ce n’était pas le flicage excessif qui conduisait justement à plus de rébellion.

Le contrat social veut que les citoyens abandonnent à l’État certaines de leurs prérogatives, comme le droit de se faire justice et qu’en retour, l’État leur garantisse la sécurité. Si un individu commet une agression, c’est que l’État a failli à sa mission de sécurité. Et comment répare-t-il cette faillite ? En punissant le coupable, c’est-à-dire en commettant une seconde agression. Il y a sûrement des gens qui trouvent ça logique. Moi pas. Une personne a été retranchée à la vie, son entourage est traumatisé, c’est un drame ; et la réponse de la société consiste à retrancher une autre personne à la vie, à traumatiser encore plus de personnes, à créer un drame encore plus grand. Je ne vois pas très bien ce qu’il peut en sortir de bon ou en quoi cela va améliorer la société.

Il faut changer de paradigme. Le mal ne répare pas le mal, il l’aggrave. Le bien répare le mal – du moins en partie. On peut imaginer tout un tas de peines alternatives : des travaux d’intérêt général ou des travaux pédagogiques, par exemple. Faire travailler des auteurs de délits routiers dans un service hospitalier accueillant des grands blessés a donné de très bons résultats en terme de prévention de la récidive et d’amélioration des comportements au volant. Les travaux d’intérêt général ont été introduits en France dans les années 1980 parce qu’ils avaient donné d’excellents résultats au Québec. Le bracelet électronique permet de restreindre la liberté d’un condamné sans le désinsérer socialement. Il y aurait aussi beaucoup à réfléchir sur la psychiatrie en France, tant sur le plan préventif que pénal : pourquoi la maladie mentale est-elle autant sous-diagnostiquée, pourquoi des criminels manifestement fous sont-ils malgré tout déclarés responsables, pourquoi y a-t-il si peu de moyens pour suivre les malades une fois qu’ils sont condamnés ? Et bien sûr, il y aurait tellement à dire sur la prévention.

On pourra m’objecter que si j’étais moi-même victime d’un crime, je souhaiterais la punition la plus dure qui soit pour son auteur. Oui bien sûr, sans doute. Mais ce n’est pas parce que je souhaite me venger que la société est fondée à assouvir mon désir. Au contraire, même. L’État a tout intérêt à assurer la paix sociale, et c’est justement en garantissant des procès équitables et des peines bien codifiées qu’il y parvient. On pourra m’objecter que des peines d’apparence trop douces inciteront justement les victimes à se faire justice elles-mêmes. C’est possible, mais cela relève moins de l’institution judiciaire que des élus qui depuis des années surfent sur la vague sécuritaire, faisant croire à tort qu’une justice plus dure est la solution universelle à tous les problèmes. Là aussi, il faudrait changer de paradigme : avoir des politiciens éclairés qui expliquent leurs choix avec pédagogie, plutôt que des politiciens populistes, ignorants, voire les deux à la fois.

Bien sûr, on ne supprimera jamais complètement les peines d’enfermement. Elles sont nécessaires, par exemple lorsqu’il y a urgence à mettre fin à un trouble, pour éviter qu’un prévenu ne fuie et ne se soustraie à la justice, pour éviter qu’il communique avec ses complices afin de forger de faux alibis ou de trafiquer des preuves, etc. Mais l’enfermement doit rester l’exception, non la règle, et il doit être pratiqué dans le seul et unique but de restreindre la liberté, non dans le but d’humilier, de désocialiser, de détruire. C’est tout le sens de la réforme Taubira et si je suis certain que c’est une bonne réforme, au-delà de ce qui précède, c’est que c’est ainsi que fonctionne la justice dans les pays nordiques et il ne me semble pas que ces pays soient des zones de non-droit à la délinquance explosive.

Hélas, je suis pessimiste sur les chances qu’elle a de voir le jour à court terme. C’est qu’une telle réforme ne nécessite pas seulement de changer la loi ; elle nécessite aussi de changer les mentalités. Et ces dernières ont une inertie bien plus grande que les textes législatifs.

Cathédrale de Reims

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Torche Olympique

Grande nouveauté de ces Jeux Olympiques d’hiver, la torche est allée faire un petit tour en orbite terrestre. Une torche éteinte : impossible de la maintenir allumée à bord de la Station Spatiale Internationale ou à bord de la fusée qui lui a permis de faire le voyage. Mais pourquoi donc, impossible ?

Une autre conséquence de l’absence de pesanteur est que dans l’espace, les flammes, à l’instar du whisky du capitaine Haddock, se mettent en boule. Vous trouverez facilement quelques illustrations du phénomène en recherchant « candle microgravity » dans Google Images.

Tache aveugle

Épisode particulièrement flippant de Faites entrer l’accusé hier soir qui retraçait l’histoire d’un couple d’homos enterrés vivants à la Charité-sur-Loire. La circonstance aggravante d’homophobie n’a pas été retenue au procès et divers avocats, juges et enquêteurs ont martelé tout au long de l’émission qu’il n’y avait « pas le moindre mot, pas la moindre virgule d’homophobie dans tout le rapport d’instruction ». On aurait aimé entendre quelques arguments concrets à l’appui de cette affirmation surprenante ; mais hélas, on n’en apprendra pas plus.

Il parait effectivement établi que les victimes n’ont pas été tuées en raison de leur orientation sexuelle, que les assassins n’ont pas proféré à leur encontre d’injures à caractère homophobe, etc. Mais les choses ne sont pas si simples. Il existe des interactions complexes et réciproques entre les comportements des individus et les valeurs ayant cours dans la société où ils évoluent. En 1930 dans le sud des États-Unis, on lynchait infiniment plus de Noirs que de Blancs. Etait-ce raciste ? Oui. Est-ce qu’on trouvait ça raciste sur le moment ? Non. On affirmait le plus sérieusement du monde que tel individu avait été lynché parce qu’il était soupçonné de tel délit, et non parce qu’il était Noir. On se focalisait sur le caractère avéré de la cause (le délit) pour nier que la conséquence (la sanction) était différente selon la couleur de la peau. Il est fort possible que l’on se trouve ici dans une situation équivalente ; certes la motivation du crime n’est pas homophobe, mais le traitement exceptionnellement cruel réservé aux victimes frappe l’esprit et il est naturel de se demander s’il ne faut pas y voir une forme d’homophobie, pas forcément consciente et revendiquée, mais par exemple, culturelle.

Peut-être que les experts psychiatres ont exploré cette question. Peut-être qu’existent des éléments tangibles pour affirmer que l’homophobie est totalement absente de cette affaire. Mais le reportage n’en dit rien, du coup on s’interroge, d’autant plus que l’on ne sait pas d’où parlent les interviewés. C’est toujours important, de savoir d’où les gens parlent. Opprimer n’est pas qu'un mécanisme actif, c’est aussi véhiculer passivement des clichés, valider des normes sociales en ne s’y opposant pas, reproduire à l’identique des comportements sans se remettre en cause… Dans ces cas, l’oppresseur a rarement conscience d’en être un et son discours est donc éminemment critiquable lorsqu’il porte sur ceux qu’il oppresse, c’est à dire sur ceux qui se trouvent dans la tache aveugle de sa vision. C’est pour cette raison que l’existence des médias gays ou de l’Association des Journalistes LGBT n’est pas une lubie communautariste mais une nécessité politique. De la même manière qu’une femme aura du mal à accepter qu’un homme lui explique qu’une blague sexiste n’est pas sexiste, j’ai un peu de mal à accepter que des policiers hétéros, des avocats hétéros, des juges hétéros, des experts psychiatres hétéros, des journalistes hétéros, m’expliquent que ce crime n’est pas homophobe – même s’ils ont raison. Je les soupçonnerai toujours de ne pas avoir fait le tour de la question, de ne pas avoir exploré toutes les pistes, simplement parce que leur vécu et leur ressenti ne leur permettent pas cette exhaustivité dans l’analyse.

Revenons-en à notre double homicide. Je viens d’un milieu où l’échelle de valeur communément admise est en gros : hommes > femmes > animaux > putes > pédés. Mon cas est certes particulier (les cités du 93) mais je ne crois pas me tromper en disant que c’est une échelle de valeurs somme toute assez répandue. Par ailleurs, quiconque a lu un peu de psycho sait que l’un des moteurs des guerres, l’un des ressorts de la mentalité du combattant est de présenter l’ennemi comme n’étant pas un semblable mais comme étant un sous-humain ; ce qui lève toute barrière morale à son élimination. Enfin, les victimes dans ce crime ont été totalement déshumanisées, lentement enterrées vivantes (une heure et demi entre la première pelletée de sable et la dernière, ça laisse le temps à l’analyse et à l’introspection sur l’acte qu’on est en train de commettre…) sans que cela ne déclenche chez les assassins plus d’empathie et de considération que s’ils étaient en train de se débarrasser d’une vieille machine à laver. J’additionne tout ça et j’émets l’hypothèse que si les victimes n’avaient pas été homosexuelles, peut-être auraient-elles semblé plus humaines aux assassins, plus proches d’eux, plus digne d’empathie, et le traitement qui leur a été réservé aurait été différent. Je ne fais là que transposer un raisonnement que l’on retrouve typiquement dans les meurtres de prostituées, où l’assassin minore la gravité de son crime parce que la victime n’était qu’une simple pute et pas une vraie femme. Ce ne sont que des supputations de ma part ; je ne connais pas le dossier en détail. Je veux juste dire que balayer aussi péremptoirement la dimension homophobe de ce crime que l’a fait ce reportage, sans évoquer un minimum ce genre d’hypothèse, sans donner la parole à un spécialiste des minorités, je trouve ça un peu léger.

Au-delà de ça, je crois que cet épisode de Faites entrer l’accusé est traumatisant parce qu’il entre en résonance avec une peur viscérale de beaucoup de couples homos : se retrouver confronté à un déchainement de violence homophobe en provenance de son entourage. Il n’y a rien de plus out que de vivre en couple. Des dizaines de personnes constatent soudain que vous êtes pédés : les voisins qui vous voient habiter ensemble, le facteur qui connait les noms sur le courrier, le plombier ou le médecin qui passe à domicile, le gars à qui vous vendez des meubles sur eBay et qui vient les chercher chez vous, toutes les administrations publiques ou privées… Parmi tous ces gens, c’est mathématique, et c’est encore plus prégnant après les événements du printemps dernier, il s’en trouve cinq à dix pour cent qui vous considèrent comme pire que des chiens.

Alors on prie tous les jours pour que ça se passe bien quand même ; et on essaie de ne pas trop prêter attention à ce copain qui raconte qu’on a foutu le feu à sa porte en pleine nuit, à cet autre qui raconte qu’on a tagué « sale pédé » sur sa boite aux lettres, à ce couple de lesbiennes liégeoises persécutées autant par leurs voisins que par la police locale, ou aux couples de la Charité-sur-Loire qui finissent enterrés vivants.

Insidieusement

La loi est la loi. Certes. Mais le zèle est le zèle et l’absence de zèle est l’absence de zèle, aussi. Or il semble avéré dans l’affaire Leonarda comme dans des milliers d’autres que l’administration française a tendance à être zélée surtout quand ça l’arrange, ce qui lui autorise une assez grande latitude dans l’application de cette fameuse loi qui est la loi. Qui du coup perd quelque peu de sa force et de son universalité. D’autant plus qu’en matière de droit d’asile, elle laisse déjà un large pouvoir discrétionnaire aux fonctionnaires. Les blogs d’avocats spécialisés dans le droit des étrangers, comme celui-ci ou bien sûr l’incontournable Maître Eolas, regorgent d’exemples de situations ubuesques auxquelles cela conduit. Par exemple, on pourrait s’étonner que l’administration refuse le droit d’asile à la famille de Leonarda parce qu’elle met en doute (avec raison) son origine kosovare, et décide donc de l’expulser vers… le Kosovo. Bref. La loi est la loi, mais la loi n’est pas toujours ni la logique ni la justice, loin s’en faut, et encore moins la morale. On pourrait dresser une liste longue comme le bras de chose illégales qui sont néanmoins morales et de choses immorales qui sont néanmoins légales.

Or, en matière de morale, nul doute que cette expulsion est choquante. C’est bien pour ça qu’elle a pris de l’importance médiatique, au point que le Ministère de l’Intérieur a réagit en allumant un contre-feu, publiant moult détails accablants sur cette andouille de père de famille. La manœuvre a parfaitement réussi. Alors qu’hier l’opinion publique désapprouvait l’expulsion d’une collégienne innocente, elle approuve aujourd’hui ce qui est implicitement présenté comme la reconduite à la frontière d’un délinquant. L’amalgame est pourtant grossier. La conduite délictueuse de ce monsieur n’a aucun rapport (juridique, logique ou autre) avec le refus de sa demande d’asile, et ne justifie pas non plus l’arrestation d’une collégienne mineure dans les conditions que l’on sait.

Oui, le père a menti aux autorités, bénéficié abusivement d’aides sociales, battu sa femme et ses enfants. Très bien ! Nous sommes sur le territoire français, qu’on lui applique les sanctions prévues pour ces délits dans le droit français : amende, prison, placement d’office de ses enfants, suspension des aides sociales, que sais-je encore, à un juge d’en décider. Penser que ces délits justifient une expulsion, c’est-à-dire une peine différente de la peine que subissent les Français coupables des mêmes infractions, je ne vois pas très bien sur la base de quelles valeurs humanistes et républicaines c’est défendable. De plus, et c’est là où je veux en venir, c’est l’exacte rhétorique du FN. L’amalgame utilisé par nos gouvernants de gauche pour retourner l’opinion en sa faveur a fonctionné grâce à un ressort idéologique d’extrême-droite. Je ne sais pas ce qui me désole le plus : qu’ils en aient eu l’idée ou que ça ait marché.

Je ne pense pas que Marine Le Pen arrive un jour au pouvoir. Par contre, cette affaire et plein d’autres montrent que les idées du FN sont banalisées, acceptées, intégrées par des gens venant de tout l’échiquier politique, de gauche comme de droite. L’immigration, par exemple, n’est plus matière à débat, l’affaire est déjà entendue : c’est devenu un problème à résoudre. On peut présenter tous les chiffres et toutes les études, prétendre le contraire est une opinion inaudible. Le FN n’a presque pas d’élu, mais il force les élus des autres partis à prendre position sur des questions clivantes, faussement présentées comme importantes. Le FN n’est pas au pouvoir, mais il impose ses sujets de débat, il produit du discours qui essaime. Insidieusement. On ne s’en rend pas compte, on se croit de gauche, on se croit progressiste et puis un jour, à l’occasion de l’expulsion d’une Leonarda ou du placement en foyer d’un gamin blond enlevé à ses parents bruns, on sort avec aplomb une bonne grosse connerie raciste.

Marine Le Pen : « La famille de Leonarda n’a pas vocation à rester en France. » François Hollande : « La famille de Leonarda n’a pas vocation à rester en France. » Voilà. Au plus haut de l’Etat, on est tombé dans le piège. À nous de ne pas y tomber aussi.

Médiocratie

Les médias sont médiocres. Il faut plaire au plus grand nombre, faire la course aux parts de marché, l'œil rivé sur les revenus publicitaires, aucune fiction sur des sujets segmentants l'immigration les Roms les pédés la prostitution oh là là surtout pas, la segmentation c'est mal, il faut rassembler, rassembler dans le nœud-nœud, dans le consensuel mou, aucune idée qui dépasse, comédies familiales gentilles et défilé d'humoristes sans griffes.

Les journalistes sont médiocres. Le micro trottoir en guise d'analyse politique, l'envoyé spécial au péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines les jours de départ en vacances comme apogée du journalisme de terrain, servir la soupe aux invités quel que soit le nombre de conneries qu'ils débitent à la minute, présenter Christine Boutin comme spécialiste du mariage gay et Eric Ciotti comme expert en sécurité, faire des concours de unes putassières avec les torchons concurrents, ne jamais rien vérifier, rien, jamais.

Les politiques sont médiocres. L'UMP est encore plus grotesque qu'à l'époque où elle était au pouvoir (Dieu sait que personne n'aurait cru ça possible) et la gauche ne branle rien comme d'habitude. On attend la PMA pour tous, le droit de vote des étrangers, la légalisation de l'euthanasie, la dépénalisation du cannabis et du LSD, l'interdiction du cumul des mandats, le tournant de l'économie verte, la promulgation de l'Aïd et de Kipour comme fêtes nationales, la liberté sexuelle totale inscrite dans le préambule de la Constitution de 1958, la reconduite à la frontière des ministres de l'Intérieur nés en Espagne, l'exécution sommaire des ennemis du prolétariat, mais à la place on a encore demandé à Jacques Attali de nommer une commission et d'écrire un rapport.

Tout est médiocre et moi-même je me sens un peu las.

Judith

De passage en Belgique, vous décidez de visiter le Museum voor Schone Kunsten de Gand. Ah, les maîtres flamands, les paysages du nord, les clairs obscurs, l'agneau mystique de Van Eyck ! Et vous voilà déambulant de salle en salle, vous extasiant devant un Brueghel par-ci ou un Van Dyck par-là… Quand soudain : le choc.

Une Judith inconnue. Par un certain Édouard Richter, lui aussi inconnu.

Vous avisez le sabre ensanglanté. Aucun doute, c'est bien de la Judith de la Bible dont il s'agit, celle qui afin de sauver la ville de Béthulie du pillage auquel le roi Nabuchodonosor la destinait, décapita le général Holopherne après l'avoir séduit et enivré. Mais cette Judith-là est spéciale. Elle ne ressemble pas à celle du Caravage, ni à celle de Rubens, ni à celle de Cranach, ni à aucune autre. À cause d'un détail inhabituel, qui vous trouble et sur lequel vous n'arrivez pas à mettre le doigt.

Vous finissez par voir ce qui cloche. Le temps. Cette Judith-là n'a pas peur d'être prise par les gardes, elle n'est pas en train de fuir, elle n'est pas dans la fébrilité qui saisit normalement tout criminel à l'œuvre. Non. Cette Judith-là prend tout son temps. Elle ne manifeste pas le moindre stress, pas la moindre inquiétude. Au point de s'arrêter face à la caméra pour faire sa pin-up, regard lascif, tenue transparente et tétons qui pointent.

Là où les autres peintres montrent une Judith meurtrière, Richter montre une Judith séductrice. La réalité du crime est escamotée derrière un coin de tenture à peine relevé ; ne reste que la tension sexuelle. Cette Judith-là n'est pas inquiétante parce qu'elle est en train de tuer mais parce que vous pourriez être sa prochaine victime. Si si. Vous. Cette façon de vous regarder, cette façon de marcher vers vous… En fait, c'est déjà trop tard : vous êtes foutus, ça fait au moins quinze minutes que vous êtes planté devant cette toile, le gardien de la salle commence même à vous regarder bizarrement.

Heureusement que ce n'est qu'une peinture. Heureusement que vous n'êtes ni hétéro, ni général babylonien.

Heureusement que l'art existe.

Navigo

J'ai besoin d'un passe Navigo. Naïvement, je me suis donc présenté muni de mon vieux passe à l'agence commerciale idoine, demandant qu'on me le réactive. Impossible, me répondit le guichetier : mon passe a été désactivé il y a plus d'un an, or voyez vous, on ne peut pas réactiver un passe désactivé depuis plus d'un an. Oui c'est n'importe quoi. Non, on ne peut rien faire.

De retour à la maison, je me connecte au site du STIF, cet organisme qui emmerde tout le monde depuis dix ans avec ses règlements débiles qui réalise tant de bonnes choses pour les usagers. J'apprends donc qu'il y a deux modèles de passe Navigo. Alors attention, hein. Techniquement, ce sont exactement les mêmes. Une carte en plastique avec votre photo et votre nom imprimés dessus et une puce RFID à l'intérieur. Mais commercialement, ça n'est pas du tout la même chose. Il y a le passe Navigo Intégrale (oui, il y a une faute d'accord, preuve irréfutable que le STIF est contaminé par la théorie du genre) qui sert uniquement pour les abonnements annuels, et le passe Navigo normal, qui sert uniquement pour les abonnements mensuels ou hebdomadaires. On ne peut pas mettre un abonnement annuel sur une carte destinée aux abonnement mensuels et inversement. Enfin techniquement, si, puisque ce sont les mêmes cartes. Mais en pratique, on ne peut pas. C'est interdit. Pourquoi ? Parce que.

Me voilà donc à devoir commander un nouveau passe Navigo sur internet – alors que j'en possède déjà un en parfait état. Il faut prouver que l'on habite en région parisienne – il ne faudrait pas que les bouseux de province bénéficient de la technologie de pointe qui se cache dans le Navigo, hein. Il faut fournir une photo d'identité aux normes (délirantes) qui vont bien, ses noms et prénoms, sa date de naissance… Les fiches anthropométriques de la Police Nationale sont probablement moins précises. C'est qu'autoriser n'importe qui à prendre le métro pourrait compromettre la sûreté nationale ! On ne rigole pas avec ces choses-là. Quoi qu'à bien y réfléchir, ça ne doit pas être une question de terrorisme, puisque ce problème-là est déjà résolu par les adolescents pré-pubères qui patrouillent en treillis dans toutes les gares avec un FAMAS non chargé au poing. Bref. Une fois sa fiche de renseignement remplie, il faut encore patienter plusieurs semaines avant de recevoir le passe convoité dans sa boite aux lettres. Le temps que la DCRI vérifie tout, je suppose.

Pendant ce temps à Londres, acheter une Oyster Card prend environ quarante-cinq secondes, puisqu'il suffit d'introduire sa carte bleue dans les distributeurs automatiques qui se trouvent en station. N'importe qui peut en avoir une (la preuve : j'en ai une), il n'y a ni photo ni nom ni prénom dessus, ça fait exactement ce qu'on lui demande sans prendre la tête de l'usager avec des procédures administratives dignes de l'ex-bloc soviétique : ça permet de prendre le métro. Point.

Mais j'imagine que les Français ne sont pas prêts à accepter un système aussi simple et aussi efficace.

Curriculum Vitae

Après un mois et demi de vacances à durée indéterminée, j'ai enfin retrouvé du boulot. Ce fut plus difficile que la dernière fois. Il faut croire que le marché du travail s'est tassé et que mes compétences professionnelles ne coïncident plus exactement avec les compétences à la mode. Bref, c'est l'occasion de mettre à jour et de republier un vieux billet, le CV En Images ! (Toutes les photos ci-dessous proviennent de Google Street View.)

J'étais tout jeune, premier boulot, dans le milieu associatif. Si j'en crois la capture d'écran ci-dessus, des pavillons moches ont poussé à la place des locaux aujourd'hui détruits. L'expérience aurait été sympathique si mon chef n’avait pas été un psychopathe qui répondait systématiquement « débrouille-toi, il faut que tu te formes ! » à toutes mes questions. Il avait dû lire un truc sur l’auto-construction des savoirs dans La Pédagogie pour les Nuls. Ensuite, il m’engueulait parce que le boulot qu’il avait refusé de m’expliquer comment faire n’était pas fait comme il le voulait. J’ai rapidement pris le parti de ne plus rien foutre ; c’était moins humiliant de me faire pourrir la gueule parce que je n’avais rien fait que parce que j’avais fait quelque chose. Pas mal de nuits d’insomnies sur le thème « je ne veux pas aller bosser demain ». Mon pire cauchemar ? Quand je m’aperçois qu’aujourd’hui, étant cadre à mon tour, il m’arrive parfois de reproduire involontairement ces schémas pervers avec mon équipe.

Un poste peinard dans l’informatique industrielle, à dix minutes de chez moi. Peu de temps après mon arrivée, un italien fut embauché ; quand il découvrit la disposition des lieux, il me regarda d’un air désespéré et me dit avec un accent de mafioso sicilien : « M’enfin petit, tu es fou, le bureau, jamais dos à la fenêtre voyons, c’est trop dangereux ! » Et il retourna son bureau de façon à être assis face à la rue. Si j’en crois LinkedIn, ce gars est aujourd’hui directeur régional d’une des plus grosses SSII de France. On travaillait en collaboration avec une société canadienne. L’internet public n’existait pas. Pour échanger nos fichiers, on s’envoyait des disquettes par FedEx. Vingt-quatre heures pour expédier 1,44 méga-octets, ce n’était de toute façon pas beaucoup plus lent qu'un modem. Ironiquement, un des plus gros nœuds du réseau internet français de l'époque passait de l'autre côté de la rue, au défunt Centre Inter Régional de Calcul Électronique, et nous n'avions aucun moyen de nous brancher dessus…

Quelques mois passés dans un Grand Organisme De Recherche Français. La meilleure cantine qu’il m’ait été donné l’occasion de fréquenter. La Nation soigne ses chercheurs, ou du moins leur estomac. Je passais mon temps dans une grande salle climatisée avec des super-calculateurs, des dérouleurs de bande magnétique et des terminaux X11 partout. Un film de science-fiction des années 1970 fait réalité. Mon contrat n’a pas été renouvelé parce que personne n’était sûr de la pérennité de mon poste et qu’il valait mieux se débarrasser de moi avant la limite fatidique des six mois au-delà desquels licencier quelqu’un coûte beaucoup plus cher. De toute façon, vu le salaire, je ne serais pas resté. La Nation soigne ses chercheurs, mais elle n’a pas encore compris que ses chercheurs avaient un loyer à payer.

Trois ans dans des bâtiments classés monuments historiques au milieu du Parc Montsouris. Enfin en théorie. En pratique, les locaux étaient trop exigus et je travaillais le plus souvent depuis chez moi, ne passant au siège que pour les réunions, ce qui m'arrangeait puisque j'habitais principalement à Rennes à cette époque. On avait un double des clefs afin de pouvoir accéder aux locaux en dehors des horaires d’ouverture du parc. J’étais sexuellement très calme à l’époque et je n’en ai jamais profité. Quelques années plus tard, je ne vous raconte pas le nombre de plans cul que j'aurais fait en pleine nuit au bord des étangs !

Derrière la gare de Saint-Denis. Vous voyez, le quartier au bord du canal qu’on montre toujours dans les reportages sur le trafic de drogue dans le 93 ? Eh bien c’était pile-poil à cet endroit. Tous les salariés, y compris le patron, s'étaient fait agressés au moins une fois sur le trajet entre la gare et les bureaux. La direction avait fini par mettre en place une navette privée pour limiter les risques, perdant ainsi en frais de taxis quotidiens ce qu'elle avait cru économiser sur le loyer des locaux… En contrepartie, les soirs d’été, toute cette agitation, et puis entendre parler les langues de la Méditerranée au milieu des effluves de kebab, j’adorais ça. Ce fut aussi le premier boulot où je me suis présenté comme ouvertement homosexuel. Étrange mélange d'acceptation, d'indifférence et de remarques aussi naïves qu'homophobes, du genre : « Ah mais toi c'est pas pareil, tu n'es pas du genre à aller à la Gay Pride ! » ou encore : « Je ne pensais pas qu'un homo était capable d'occuper un poste aussi pointu que le tien. »

Un passage éclair en bord de Seine, dans des locaux climatisés aseptisés automatisés, il fallait même badger pour aller aux chiottes. La SSII la plus merdique pour laquelle j’ai travaillé. Les projets ne présentaient pas le moindre intérêt, les délais étaient délirants (parfois moins de 24h pour livrer), prononcer le mot « qualité » était quasiment considéré comme une insulte. Je n’ai pas tenu trois mois, j’ai démissionné sur un coup de tête un lundi soir à 17h50. Par contre, le revêtement de sol violet était assorti à mes Converses, ce qui était quand même d’une classe folle.

Toujours en bord de Seine, dans une grosse boite très sérieuse qui fabriquait très sérieusement du matériel médical très sérieux. Le maître mot ? La procédure. Des procédures pour tout. Pour écrire du code, pour tester du code, pour corriger du code. Pour écrire des documents, pour classer des documents, pour vérifier des documents, pour vérifier la vérification des documents. Pour configurer l'économiseur d'écran de son poste de travail, pour rédiger sa signature automatique de mail, pour organiser une réunion, pour transférer une compétence à un collègue. Il y avait même une procédure pour écrire des procédures et une autre pour s'assurer que les salariés prenaient bien connaissance des procédures. Alors que je faisais remarquer qu'il y avait peut-être trop de procédures et pas assez de bon sens, on m'a répondu le plus sérieusement du monde qu'on allait mettre en place une procédure pour s'assurer qu'il n'y avait pas trop de procédures. J'ai alors décrété qu'il était temps pour moi d'entamer la procédure de démission. (D'autant plus que que plusieurs de mes collègues s'étaient révélés être des militants de la manif pour tous, ce qui curieusement, avait quelque peu altéré ma capacité à travailler avec eux.) C'est dommage, parce que je trouvais plutôt intéressants les projets sur lesquels je travaillais.

Et bien sûr, par souci de discrétion, ni photo ni information à propos de mon nouveau boulot. Vous en saurez plus la prochaine fois que je changerai de poste et que j'actualiserai ce billet !

The Great Ape Project

Je découvre l'existence du Great Ape Project, une organisation qui milite pour la reconnaissance de droits juridiques aux grands singes. Passée la surprise première, je me dis que c'est finalement peu surprenant : c'est le prolongement logique de l'évolution de nos représentations sur nous-même, sur ce qui fait notre humanité.

Je ne sais pas si reconnaître des droits juridiques à des animaux est une bonne chose. Je n'ai pas d'avis tranché sur la question. D'un côté ça semble tout naturel ; d'un autre côté, sans vouloir tomber dans le sophisme de la pente glissante, il me semble que ça ouvrirait la porte à des considérations et des revendications, euh, disons, un peu radicales. Par exemple, si les primates sont reconnus comme des personnes juridiques, il se présentera tôt ou tard le cas d'une personne qui par testament lèguera sa fortune à un singe, posant alors la question du droit d'un animal à la propriété privée. Allons plus loin. Qui dit nouvelle législation dit nouveaux crimes et délits, qui dit droit à la propriété privée dit mobile de crime ; y aura-t-il des meurtres de chimpanzés, ainsi que des tribunaux et des prisons pour singes ?

Bon, ne nous emballons pas. Dans certaines régions du monde, on en est encore à faire en sorte que des humains ne soient pas traités comme des animaux, on est donc encore loin d'arriver à ce que des animaux soient traités comme des humains.

Gorges du Verdon

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Crest Pride

Lors des débats à l'Assemblée Nationale sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe, le député Mariton s'est particulièrement illustré par son obstruction parlementaire : dépôt de nombreux amendements, prises de parole interminables pour ne rien dire, rappels au règlement qui n'en étaient pas dans le seul but de perdre du temps…

À la limite, s'il s'était opposé avec de vrais arguments et en toute bonne foi, pourquoi pas. Mais son opposition n'était ni argumentée ni sincère. Il fallait quelqu'un à l'UMP pour faire le boulot d'obstruction, c'est tombé sur lui, il a fait le job demandé. Point. Ça aurait pu être sur n'importe quel autre sujet, il l'aurait fait de la même manière. C'est sans doute le plus vexant dans cette affaire : que les couples homos n'aient été qu'un jouet pour Mariton, le simple objet d'une stratégie. Ce type a joué avec nos vies, avec nos histoires, parce que ça avait un intérêt politique pour son groupe. Rien d'autre.

Pour le remercier, quelques associations LGBT ont donc décidé de lui offrir une gay pride, rien que pour lui, dans sa propre ville de Crest, devant sa mairie et devant sa permanence électorale. Nous y étions !

Deux milles personnes environ, quelques célébrités comme Jean Luc Romero, des porte-parole d'associations qui ont fait de beaux discours au micro, beaucoup de couples de lesbiennes, pas mal de couples de gays, des bears, des fashionistas, des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, et plein de punks probablement hétéros mais qui ne se font jamais prier dès lors qu'il s'agit de participer à un truc un peu subversif.

Pas de chars avec de la musique techno (enfin si, un, vers la fin) mais une vraie fanfare avec deux gros pavillons de sousaphone qui dépassaient de la foule, et qui enchainait les tubes des années 80. J'adorerais qu'on reprenne le concept à la gay pride parisienne.

Après le passage du défilé, restent quelques tags sur les murs. Nul doute que le maire les aura rapidement fait nettoyer ; mais contrairement à l'adage, si ces écrits se seront vite envolés, les paroles de Mariton, elles, resteront longtemps dans nos mémoires.

Vacances

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Sympathique, la vue par la fenêtre de la chambre au réveil ! Et vu l'aspect des routes, je ne rêve plus que de revenir dans le coin en moto…

Recherche d'emploi

Je cherche du travail. Oh, je ne suis pas inquiet, je vais en trouver, mon téléphone n'arrête pas de sonner depuis que j'ai mis mon CV sur quelques sites bien choisis. Maintenant, est-ce que ce sera un poste intéressant, c'est une autre histoire.

Au premier rang, les SSII. Personne ne veut travailler en SSII. Du coup, elles font du gros forcing téléphonique pour essayer de vous choper avant que vous ayez trouvé un vrai travail. Et leurs cadres RH ne reculent devant rien : une boite de quinze mille personnes vous est présentée comme une structure à taille humaine (oui c'est ça, et la marmotte…), un projet d'application iPhone pour commander des sushis au japonais du coin vous est présenté comme un projet innovant à forte valeur ajoutée dans le cadre du repositionnement de la stratégie digitale d'un grand compte de l'agro-alimentaire (c'est bon, j'ai tous les buzzwords, là ?), et autre bullshit du même acabit.

Ces fâcheux ont un don pour vous faire perdre votre temps. Ils vous parlent d'un projet intéressant au téléphone, vous acceptez de vous déplacer pour un entretien et une fois sur place, vous vous retrouvez dans une grosse usine, dix personnes dans la salle d'attente, cinq RH qui font passer les entretiens à la chaine ; et vous vous retrouvez face à un mec qui vous explique qu'il ne peut pas juger vos compétences techniques parce qu'il n'y connait rien et qu'il ne peut pas vous parler du projet pour lequel vous avez été convoqué parce que c'est son collègue qui a les informations. C'est juste parce que je suis poli que je n'ai pas envoyé chier ce connard et que je n'écris pas ici le nom de la SSII qui l'emploie…

Au second rang, les cabinets de recrutement et les chasseurs de têtes. Eux font généralement bien leur boulot, mais comme ils se battent pour avoir l'exclusivité et surtout pour éviter que vous ne démarchiez les entreprises directement en les court-circuitant, on ne parvient à leur arracher les informations qu'au prix d'épiques luttes téléphoniques. Impossible d'avoir le nom de la boîte qui s'intéresse à vous ; à la place, on donne sa taille, son domaine d'activité, le type de projets qu'ils font, on use de périphrases improbables… Impossible de connaître leur position géographique, par recoupement, vous pourriez trouvez de quelle boîte il s'agit ; à la place, on vous donne un temps de trajet estimé et on vous demande si ça ne vous paraît pas trop loin de chez vous… Ce petit jeu est usant.

Enfin, il y a le démarchage direct. Je ne le fais qu'avec les boîtes dont je sais qu'elles ont un département R&D qui bosse sur des sujets qui m'intéressent, et aussi dont les locaux sont bien placés géographiquement. Avec un succès mitigé : même lorsque mon CV les intéresse, ils n'ont pas forcément un poste ouvert en R&D en ce moment.

Mon problème est surtout que je suis tellement dégoûté, vidé, usé par mon poste actuel, que j'ai un peu de mal à me projeter dans un nouvel emploi. J'y verrai plus clair après quelques vacances.

Au chômage

Le nombre de demandeurs d'emploi atteint ce mois-ci un record historique. Les causes aussi bien que les solutions sont probablement multiples et complexes ; et j'ai la plus grande méfiance envers quiconque, simple quidam, journaliste, économiste ou ministre, prétendrait détenir la solution. Je vais donc m'abstenir de donner mon avis sur la question.

Par contre, pour avoir été au chômage une fois, il y a longtemps, je peux parler de ce que c'est. À cette époque, Pôle Emploi n'existait pas, la fusion entre l'ASSEDIC et l'ANPE n'avait pas encore eu lieu, beaucoup de choses étaient différentes, mais si j'en crois les témoignages que l'on peut lire dans les journaux, je pense que beaucoup de ce que je vais raconter maintenant est encore valable de nos jours…

Premier round

À cette époque, lorsque vous perdiez votre emploi, vous deviez vous inscrire séparément aux ASSEDIC (qui vous versaient vos allocations) et à l'ANPE (qui faisait semblant de vous aider à retrouver du boulot). Il fallait pour cela produire les certificats de travail et les fiches de paie correspondant à tous les emplois occupés depuis trois ans. Problème, dans mon cas, mon dernier contrat avait pris fin pour cause de rachat de la société par une grosse boîte canadienne et dans l'opération, tout le monde s'était fâché très fort. Le directeur avait accepté un poste aux États-Unis, le président ne voulait plus entendre parler de son ancienne boîte, le comptable avait été réembauché par une autre filiale du groupe. Bref, plus personne ne voulait ou ne pouvait avoir accès aux archives, rendant l'établissement du sus-dit certificat totalement impossible. J'ai dû passer des heures au téléphone, remontant toute mon ancienne hiérarchie de bas en haut, avant qu'enfin la solution n'arrive par la bande : l'ancienne secrétaire (qui se trouvait dans la même situation que moi) nous bricola des faux plus vrais que nature.

Il fallait ensuite se rendre dans les locaux des ASSEDIC muni de ces précieux documents afin d'y remplir un dossier de demande d'allocation. (L'administration française ignore l'existence de la Poste.) Le hasard voulut que je me retrouve au chômage à la mauvaise période, en septembre, lorsque des milliers de jeunes diplômés débarquent subitement sur le marché du travail après un dernier job d'été. Résultat, des fonctionnaires débordés et des heures d'attente aux guichets. Heureusement, le jour où j'y suis allé, je suis tombé sur un fonctionnaire intelligent qui nous tint à peu près ce langage :

— Bien, vous êtes tous ici pour remplir le même dossier. Alors plutôt que de faire la queue les uns après les autres, je vais vous distribuer ces fameux dossiers directement ici, dans la salle d'attente, et vous allez tous le remplir en même temps.

Quelle bonne initiative ! me dis-je, ignorant l'enfer qui allait suivre… On nous distribua donc les formulaires. Un bref moment de panique survint lorsque la plupart des personnes présentes réclamèrent simultanément un stylo ; puis ce petit problème logistique résolu, un autre gars vint nous donner ses instructions.

— Alors, tout en haut de la feuille, vous avez une case où il est écrit : nom. Là, vous inscrivez votre nom. Mais surtout, vous écrivez bien dans les peignes, avec une lettre par case, parce que vous comprenez, c'est traité informatiquement et si vous écrivez mal, ça passe pas dans la machine et on doit tout ressaisir à la main après.

Dix minutes plus tard, tout le monde avait terminé d'écrire son nom depuis belle lurette, avait reposé son stylo et attendait. Le type finit par s'en apercevoir et reprit la parole.

— Bon, vous avez terminé ? Alors ensuite, vous avez une case où il est écrit : prénom. Là, vous inscrivez votre prénom. Mais surtout, vous écrivez bien dans les peignes, avec une lettre par case, parce que vous comprenez, c'est traité informatiquement et si vous écrivez mal, ça passe pas dans la machine et on doit tout ressaisir à la main après.

Dix minutes plus tard, tout le monde avait terminé d'écrire son prénom depuis belle lurette, avait reposé son stylo et manifestait des signes d'impatience. Le type reprit calmement, sans s'affoler.

— Ensuite, vous avez une case où il est écrit : adresse. Là, vous inscrivez votre adresse. Pas la ville, hein, pour ça il y a une autre case plus bas, on verra ça tout à l'heure. Juste l'adresse. Par exemple, si vous habitez au 8 rue des Campanules à Bourg-les-Sylvettes, vous écrivez juste 8 rue des Campanules, mais pas Bourg-les-Sylvettes. Et puis surtout, je sais que je me répète mais c'est vraiment important, vous écrivez bien dans les peignes, avec une lettre par case, parce que vous comprenez, c'est traité informatiquement et si vous écrivez mal, ça passe pas dans la machine et on doit tout ressaisir à la main après.

Dix minutes plus tard, tout le monde avait terminé d'écrire son adresse depuis belle lurette, avait reposé son stylo, et la fille assise en face de moi roulait nerveusement une dix-septième cigarette en foudroyant le type du regard.

— Alors, on va passer à la suite. Maintenant, vous avez une case...

Mais plus personne n'écoutait. Chacun se mit à remplir son dossier dans son coin, à son rythme, sans plus se soucier des ordres. En quelques minutes, tout le monde a eut fini. Quand le type s'en aperçut, un vent de panique passa sur son visage.

— Ah, mais vous ne m'attendez pas, là ! Ah, c'est terrible, je suis sûr que vous avez inscrit n'importe quoi n'importe où, on va perdre un temps fou, il va falloir tout reprendre depuis le début ! Vous, là, donnez-moi votre dossier, que je vérifie...

Le jeune lui tendit son dossier. Le fonctionnaire le regarda longuement à la recherche de la faille, de l'erreur fatale, ne la trouva pas.

— Mouais, pour vous c'est bon, mais je suis sûr que la plupart des autres a fait n'importe quoi. Donnez-moi tous vos dossiers, que je vérifie...

Et le type, devant nous, vérifia un par un tous les dossiers en maugréant. Ca lui prit une bonne heure. Nous ne pouvions pas bouger : non seulement il fallait qu'on attende qu'il nous rende nos dossiers pour y joindre les fameux (faux) certificats de travail et déposer le tout dans la boîte prévue à cet effet, mais de plus, notre fonctionnaire avait paraît-il des choses importantes à nous dire ensuite.

Importantes, c'est le terme. Parce qu'après, nous avons eu droit à un discours moralisateur d'une demi-heure, bourré de poncifs sur le chômage et la recherche d'emploi : qu'il fallait arriver à l'heure et bien habillé aux entretiens d'embauche, qu'il ne fallait pas faire de faute d'orthographe dans sa lettre de motivation, etc.

C'est à ce moment que la rouleuse de cigarette craqua. Elle se leva et quitta la pièce en hurlant qu'elle n'avait pas trois heures à perdre pour écouter ces conneries, qu'avec son bac+X elle espérait qu'on lui parle autrement qu'à un môme de 6 ans qui apprend à écrire dans les peignes et qu'en plus, elle devait passer chercher son gamin chez la nounou avant midi. Réaction du fonctionnaire, médusé :

— Ah ben elle est gonflée, celle-là. Avec une mentalité pareille, elle n'est pas prête de retrouver du travail, c'est moi qui vous le dis.

Retrouver du travail, parlons-en justement : c'est notre prochaine étape. Car c'est à l'ANPE qu'échoit la noble tâche d'aider le chômeur à ne plus en être un.

Second round

Autant je soupçonne que mes déboires avec les ASSEDIC ne furent causés que par l'incompétence d'un seul type en particulier, autant je suis persuadé qu'à l'ANPE (et à Pôle emploi aujourd'hui) le problème est général et structurel. La plupart des gens qu'on y rencontre sont probablement compétents et motivés pour aider les chômeurs ; mais ils ne peuvent rien faire tellement ils sont écrasés de procédures et de règlements stupides, d'ordres contradictoires impulsés par des décideurs politiques toujours changeant, sans parler de leur capacité d'accueil bien inférieure à la demande.

La première chose qu'on me demanda lorsque je franchis les portes de mon agence locale pour l'emploi fut de remplir une sorte de bilan de compétences. Malheureusement, si comme moi vous étiez tentés par plusieurs orientations, que la flexibilité ou la reconversion ne vous faisait pas peur, c'était râpé. Car dans votre dossier, il était explicitement prévu que vous ne pouviez prétendre qu'à un seul métier. Éventuellement deux en trichant un peu, mais pas davantage. Dépendeur d'andouilles vous étiez, dépendeur d'andouilles vous resteriez, à moins bien sûr de vous débrouiller seul pour démarcher les entreprises – ce qui ôtait tout intérêt à l'ANPE. Et encore, je n'étais pas à plaindre. Des amis qui n'avaient pas de formation (ou alors un truc exotique sans valeur sur le marché du travail) étaient prêts à accepter n'importe quel petit boulot non qualifié : caissier, secrétaire, standardiste, agent d'entretien, livreur ou que sais-je encore. À ceux-là, on répondait tout simplement que ça n'était pas possible et qu'ils devaient se décider pour un seul de ces métiers lors de leur inscription à l'ANPE. Un comble quand dans le même temps, on demandait aux employés plus de flexibilité et qu'on les incitait à suivre des formations de reconversion…

Mais revenons-en au bilan de compétence. Votre conseiller chargeait le questionnaire correspondant à votre métier sur un ordinateur puis vous laissait devant l'écran répondre à une série de questions. Je me rappelle vaguement que dans mon cas, la machine me demandait les langages dans lesquels je savais programmer, les méthodologies que je maîtrisais (genre Meurise et autres), si je savais configurer un réseau local ou bien si j'avais quelques compétences en hardware. Je répondis consciencieusement à toutes les questions ; avant de me heurter à l'impossibilité de valider le formulaire. Le conseiller ANPE identifia immédiatement la cause du problème : j'avais coché plus de seize cases. Car oui, pour l'ANPE, les chômeurs ne pouvaient pas avoir plus de seize compétences simultanément. J'ai donc décoché quelques cases au hasard et sous le regard gêné du conseiller, le formulaire est passé.

Ensuite, et c'est là que résidait le piège, le naïf que j'étais pensait que le logiciel allait mettre en adéquation mon bilan de compétences avec les offres d'emploi proposées par les entreprises, afin d'en inférer les postes qui me conviendraient le mieux. Eh bien pas du tout ! Ce que n'importe quel site de cul sur internet sait faire, le logiciel de l'ANPE en était parfaitement incapable. Les annonces que l'ANPE vous envoyait n'étaient sélectionnées que sur la base du métier recherché, pas sur celle des compétences que vous aviez déclarées. Moi qui n'y connaissais absolument rien en informatique de gestion et qui ne maîtrisais pas le langage Cobol, je reçus des dizaines d'offres d'emploi concernant la résolution du bug de l'an 2000 pour des logiciels financiers écrits en Cobol...

Ça aurait été juste risible si vous n'étiez pas obligés de répondre aux annonces que vous receviez. Car si vous ne leur donniez pas suite, l'ANPE vous classait dans la catégorie des fainéants qui ne recherchaient pas activement un emploi et qui tentaient de profiter du système. Ce qui se traduisait à brève échéance par la suppression de vos allocations. J'ai donc passé des heures et des heures dans des entretiens d'embauche bidons pour des postes dont je savais pertinemment que je ne correspondais pas au profil, juste parce que j'avais besoin de me faire jeter officiellement et dans les règles de l'art par des DRH (tampons sur les formulaires à l'appui), pour prouver à l'ANPE que j'étais réellement en recherche active d'emploi.

En fait, l'ANPE était tellement incompétente pour aider les chômeurs que les recruteurs ne faisaient même pas appel à elle. La mère d'un ami, qui était DRH dans un grand groupe où le roulement était assez important, m'expliquait que lorsqu'elle devait embaucher du personnel pendant les périodes de pic d'activité, le meilleur moyen était de passer par les petites annonces. Passer par l'ANPE nécessitait de remplir des tonnes de formulaires administratifs, pour au final recevoir une majorité de candidatures ne correspondant pas au poste. Et à titre personnel, dans toutes les entreprises où je suis passé, je n'ai jamais vu un seul DRH se tourner vers l'ANPE (ou vers Pôle Emploi) pour effectuer un recrutement. Ce n'est pas un hasard si les cabinets de recrutement privés font fortune.

Bien sûr, si Pôle Emploi était compétente pour trouver des emplois aux chômeurs, ça ne résoudrait que marginalement le problème du chômage. Mais qu'est-ce que ça économiserait comme argent public et comme crises de nerfs…

Tiens, puisqu'on parle de chômage, figurez-vous que j'ai démissionné il y a quinze jours. C'est un poil stressant, mais beaucoup moins que de continuer à bosser dans une boîte de dingues, finalement.

Oui !

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Moralisation pour les nuls

On se fout complètement de savoir si nos élus sont riches ou pauvres. On se fout complètement de savoir combien ils possèdent de PEA, de Twingo hors d'âge et d'appartements à Paris.

Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils ont des conflits d'intérêts. Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils ont des liens avec des entreprises qui ont intérêt à ce que telle ou telle loi soit votée. Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils ont acquis leurs biens au prix du marché ou s'ils ont utilisé leur position pour bénéficier de réductions. Ce qu'on voudrait savoir, c'est s'ils gèrent correctement les budgets publics qu'on leur confie ou s'ils s'en foutent plein les poches. Ce qu'on voudrait savoir, en fait, c'est s'ils sont honnêtes ou pas.

Ce qu'on voudrait savoir, c'est si les potes de Bouygues ont manœuvré pendant des années pour retarder l'attribution d'une licence de téléphonie mobile à Free, c'est par quel moyen un fabricant d'éthylotests a réussi à faire passer une loi pour rendre ses produits obligatoires dans tous les véhicules, c'est comment l'industrie du disque a réussi à imposer une législation aussi débile qu'inefficace sur les droits d'auteurs, c'est si les gens qui décident du sort des OGM sont motivés par l'intérêt général ou par celui de leurs copains actionnaires. Pour ne citer que quelques exemples.

Les déclarations de patrimoine des ministres, c'est bien gentil, mais ça n'a aucun rapport avec le sujet. Ce n'est qu'un écran de fumée pour dissimuler les vraies questions, ce n'est qu'un tour de passe-passe pour détourner l'attention des gogos qui se satisferont de cette moralisation à deux balles. Pas étonnant que les ténors de la droite se précipitent pour jouer le jeu de la transparence : eux aussi, ça les arrange bien, ce petit jeu qui permet d'éviter de discuter des vrais sujets moraux.

Ce qu'on voudrait surtout, ce sont des journalistes assez couillus pour répondre tout ça à ces crétins qui défilent dans les médias depuis hier, la main sur le cœur, pour jurer qu'ils sont des références morales puisqu'ils n'ont que 3800€ d'épargne et une vieille bagnole. Mais ça, si la presse jouait son rôle de quatrième pouvoir chez nous, ça se saurait.

Dans la cuisine d'Astérix

Contrairement aux Romains, les Gaulois n'aimaient pas écrire. Ou alors, ils écrivaient sur des supports trop périssables pour traverser les siècles. En tout état de cause, on possède très peu d'écrits gaulois et notamment, aucun traité de cuisine. Que mangeaient donc nos ancêtres les Gaulois ?

À Bibracte, des archéologues se sont penchés sur la question. Ils ont étudié les traces de nourriture incrustés dans les fragments de poterie, ils ont reconstitué les outils, ustensiles et modes de cuisson disponibles à l'époque, ils ont recensé la faune végétale et animale qui vivait dans le coin il y a deux mille ans, ils ont cherché dans les écrits romains des allusions aux habitudes gauloises ; et un chef cuistot a tenté d'imaginer les recettes que l'on pouvait faire avec tout ça. Résultat : un bouquin et un restaurant.

De passage dans le coin, le copain et moi sommes donc allés manger gaulois ! Ambiance rustique : vaisselle en poterie, tables en bois au ras du sol, des coussins pour s'assoir et pour seuls couverts, une cuillère en bois et un couteau en fer forgé, sans manche.

En entrée, purée de lentilles, champignons, saumon, pissenlits et pain d'épeautre. En plat de résistance, une sorte de couscous à base de semoule d'orge, de fèves, de navets, de céleri, de mouton et de poulet (théoriquement assaisonné de cumin, mais la serveuse avait oublié…). En dessert, une soupe de myrtille et des galettes à la farine de noisette. Pour arroser le tout, une bonne cervoise, mais nous nous sommes abstenus, ayant quelques centaines de kilomètres à faire ensuite.

L'expérience est dépaysante et sans nul doute à tenter une fois, mais il faut quand même bien dire que c'est un peu fade. Pas étonnant, la plupart des épices et herbes aromatiques sont apparues bien plus tard, au Moyen-Âge. Les Éduens devaient se débrouiller avec ce qui poussait dans le Morvan : une sorte de cumin sauvage, de la menthe… Peu de sel et pour seule source de sucre, le miel et les fruits. Ça limite les possibilités d'assaisonnement.

Et malheureusement, l'archéologie est formelle : pas de sanglier. Oubliez donc Astérix, Obélix et leurs ripailles légendaires !

Engrenages

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Du bon usage des clignotants

Sur la route, pour changer de file, il faut être VIF. V, I, F, comme Vérifier, Informer, Faire. On vérifie que l'on peut changer de file, c'est à dire qu'on regarde dans son rétroviseur, au besoin on tourne la tête. Ensuite, on informe que l'on va changer de file en mettant son clignotant. Enfin, on fait, c'est à dire qu'on change de file.

Mettre son clignotant, ça veut dire : « je change de file ». Ça ne veut absolument pas dire, jamais, dans aucune circonstance : « bon alors j'aimerais bien changer de file, mais j'ose pas parce qu'il y a beaucoup monde, s'il vous plait est-ce que vous pourriez être gentils et me laisser passer ? »

Ami automobiliste, quand tu mets ton clignotant comme ça directement sans réfléchir, quand tu informes que tu vas faire sans avoir vérifié d'abord, tu fais les choses dans le désordre. Moi, j'arrive en moto juste derrière à ce moment-là et je me dis : « ah putain le con il va déboiter ! » et je freine à mort. Mais tu ne déboites pas. Tu restes sur ta file, à faire mine d'y aller tout en n'y allant pas, avec ton clignotant obsédant, à te tordre le cou pour regarder dans le rétroviseur, à attendre je-ne-sais-quoi, et moi je reste sur ton arrière gauche, à ne pas oser te doubler parce que je me dis que tu vas bien finir par y aller, c'est évident puisque tu as mis ton clignotant et que le clignotant ça veut dire : « j'y vais ». Et ça dure. Et ça m'énerve. Ça m'énerve à cause de la décharge d'adrénaline (freiner fort en moto est toujours un peu risqué), à cause que j'ai bien cru que tu allais me couper la route, à cause que tu te décides toujours pas y aller bon sang mais qu'est-ce que tu fous vas-y quoi ! Et le pire c'est que le plus souvent, à force de scruter ton rétroviseur, tu finis par comprendre que la voie n'est pas libre (il fallait peut-être le vérifier avant…) et que tu ne peux pas y aller, alors tu enlèves ton clignotant et tu choisit finalement de ne pas bouger de ta file.

Tout ça pour ça.

Ami automobiliste, je t'aime bien mais s'il te plait, arrête de mettre ton clignotant n'importe comment sans réfléchir. Sois VIF. Tu éviteras pas mal de crises cardiaques aux motards qui arrivent derrière toi.

[small]Et un jour je vous parlerais du seul truc qui m'énerve encore plus que les gens qui ne savent pas utiliser leurs clignotants : les gens qui se mettent sur la file de gauche pour rouler à la même vitesse, voire plus lentement, que sur la file de droite.[/small]

Lutte des classes

Lorsqu’une société grossit, il y a un moment où elle passe un cap pénible, le moment où elle passe de l’esprit start-up à l’esprit multinationale. Le seuil se situe à mon sens autour de cinquante employés mais évidemment, ça varie selon le contexte, le domaine et les personnalités de chacun.

Dans les petites entreprises, la hiérarchie est uniquement « mentale ». Chacun sait qui est son supérieur ou ses subordonnés, mais ça ne concerne que l’organisation du travail. En pratique, tout le monde partage le même open space, tout le monde a le même équipement pour bosser, chacun participe aux tâches communes selon ses compétences (l’administration du réseau ou du parc informatique par exemple), tout le monde a son importance dans le fonctionnement de la boite. En revanche, dans une grosse entreprise, la hiérarchie n’est pas que mentale : elle devient spatiale, géographique, matérielle. Les managers ont des bureaux individuels tandis que les autres employés sont parqués à quinze ou vingt dans des open space. Les premiers obtiennent facilement satisfaction quelles que soient leurs demandes, tandis que les seconds doivent négocier pendant deux semaines pour avoir trois stylos et demi ou pour changer de place dans l’open space. Alors qu’auparavant, on pouvait interpeller son chef pour lui demander un renseignement à la bonne franquette, il faut dorénavant se rendre physiquement à son bureau pour lui demander s’il peut nous recevoir, voire même, prendre rendez-vous. En fait, il apparait une structure de classe, au sens sociologique du terme : des gens privilégiés et des gens non-privilégiés, des gens qui se sentent supérieurs et des gens qui se sentent inférieurs.

Qui dit classe dit lutte des classes. La hiérarchisation des employés génère de facto un état d’esprit particulier : certains vont vouloir gravir les échelons à tout prix et pour ce faire n’hésiteront pas à se comporter en gros connards, d’autres vont se sentir rabaissés par l’entreprise et décider que puisque c’est comme ça, ils ne foutront plus une rame, d’autres encore vont jouir du maigre pouvoir que leur confère leur position et devenir de parfaits petits chefs tyranniques.

Et puis les gens se spécialisent, de nouvelles règles apparaissent. Forcément. On ne gère pas de la même façon une équipe de dix geeks motivés par l’esprit start-up et une masse de cent salariés aux objectifs divergents et aux compétences diverses. Il y a dorénavant un code sur la photocopieuse, un proxy à la con sur l’accès internet, le service informatique fourre sont nez partout et vous interdit d’installer votre logiciel favori sur votre propre machine, il faut remplir dix-sept formulaires contres-signés par la moitié de sa chaine hiérarchique pour obtenir le code de la borne WiFi, on vous impose une signature de mail (très laide de surcroit) standardisée, il devient strictement interdit de manger à son bureau – sauf en cas de coup de bourre, auquel cas on sera ravi que vous passiez l’heure du déjeuner à bosser un sandwich à la main, et mille autres petites règles infantilisantes du même genre.

Il y a deux types de salariés. Ceux qui vivent ça très bien : ils aiment l’anonymat des grosses boîtes, se foutent qu’on les traite comme des gamins, supportent la lourdeur administrative, ils ne sont motivés que par des considérations alimentaires. Et ceux qui vivent ça beaucoup moins bien : ils préfèrent les petites boites où il est plus facile de faire respecter ses idées et sa conception du boulot, où l’on peut travailler vite et sans entrave administrative, où l’on est motivé par le fait que son boulot compte, immédiatement et visiblement.

Je pense que dans ma boite, beaucoup de salariés historiques, du second type, vont démissionner en masse dans les mois qui viennent ; et être remplacés par des salariés du premier type. Pas sûr que la société y gagne à court terme.

La soupe de Proust

Un jour, un mec a mangé une madeleine. Moi, c’était de la soupe. La soupe que faisait ma grand-mère il y a trente cinq ans, les soirs où je mangeais et dormais chez elle parce que mes parents étaient occupés ailleurs.

Une soupe toute simple, qu’il m’arrive régulièrement de cuisiner moi-même. Une pomme de terre, une carotte, deux ou trois navets, une branche de céleri, un blanc de poireau, on découpe tout ça en petits dés, on couvre largement d’eau, on ajoute un Kub Or, on fait bouillir 20 minutes. Puis on ajoute une poignée de pâtes alphabets ou de cheveux d’anges et on fait encore cuire quelques minutes. Voilà, c’est tout.

À chaque fois je revois la petite cuisine en Formica, la nappe en toile cirée, la cuisinière à gaz avec la lourde bouteille de Butane sous l’évier qu’il fallait changer régulièrement, la petite casserole en aluminium toute cabossée avec son manche en bois mal ajusté… Évidemment, comme tous les enfants, je passais de longues minutes à faire des mots avec les pâtes alphabet sur le bord de l’assiette, et je me faisais engueuler après parce que la soupe était froide. Après manger, je m’isolais dans la buanderie pour mettre mon pyjama (hors de question de me déshabiller devant mes grands-parents !) puis on dépliait pour moi le canapé convertible en cuir du salon. On regardait un peu la télévision et on allait se coucher. Parfois, quand je n’entendais plus aucun bruit, je me relevais discrètement pour aller chiper un chamallow ou une fraise tagada dans la bonbonnière que ma grand-mère gardait toujours bien remplie sur la petite table du salon ; mais chut !

Il y a quantité de plats que je mangeais chez ma grand-mère et que je n’ai jamais mangé ailleurs. Une question de génération, je suppose. Elle raffolait du cœur de bœuf, des pieds de porc panés en gelée, des rognons… Sans oublier le steak de cheval, cru ou cuit selon son humeur. J’ai de très bons souvenirs du tartare de cheval, qu’elle préparait avec de la moutarde, des câpres, du sel, du poivre et un jaune d’œuf. (Et à l’époque, j’étais trop jeune pour percevoir l’ironie de mon grand-père qui pendant ce temps, le nez dans le dernier Paris Turf, perforait ses tickets de PMU avec la petite pince spéciale qu’on ne trouve probablement plus nulle part de nos jours.) Curieusement, malgré ce bon souvenir, je n’en ai jamais remangé depuis. Je devrais peut-être acheter des lasagnes Findus…

Mais si ma grand-mère m’a fait découvrir des tas de plats oubliés, je n’ai en revanche jamais réussi à lui faire manger cet autre genre de plat oublié que sont les topinambours. L’effet magdaléno-proustien fonctionnait pour elle aussi, je suppose, et contrairement à moi avec sa soupe, cela ne devait pas lui ramener de bons souvenirs en mémoire.

Ma meilleure ennemie

Je suis du genre angoissé. Depuis aussi longtemps que je me rappelle. Je n’y peux pas grand chose, c’est physiologique, Dame Nature m’a fabriqué comme ça. Mon logiciel interne de régulation du stress est dans les choux. Il fonctionne n’importe comment. Oh, j’ai bien lu, et mon médecin m’a expliqué, tout un tas de théories sur la chose. De la psychologie à base d’attachement insecure à la mère dans la petite enfance, de la physiologie à base de prédisposition génétique ou de tumeurs sécrétantes sur diverses glandes… Ca me fait une belle jambe. Les tumeurs, on n’en a jamais trouvé aucune, et la relation avec ma mère ou mon patrimoine génétique, c’est un peu tard pour y changer quoi que ce soit.

De toute façon, séparer le psychologique du physiologique quand on parle d’angoisse est inepte. Les deux sont intimement liés, l’angoisse génère des symptômes physiques et les symptômes physiques génèrent de l’angoisse en un cercle vicieux délétère. Je me méfie donc des explications simplistes et mécanistes, du genre, il vous est arrivé ceci dans l’enfance donc vous serez comme cela à l’âge adulte.

L’angoisse. Vous voyez ce qu’est la peur ? Par exemple quand vous venez d’éviter un accident de justesse, ou bien lorsque vous vous trouvez dans une situation vraiment dangereuse ? Le rythme cardiaque qui s’affole, la respiration qui s’accélère, la sensation de chaleur dans la poitrine, l’envie de pisser, le sentiment de panique ? Eh bien l’angoisse, c’est la même chose, sauf qu’il n’y a pas de cause objective identifiable à cette peur. Le gars qui a peur des chiens, il peut éviter les chiens. Le gars qui a peur de la foule, il peut éviter la foule. Le gars qui a peur de l’avion, il peut éviter de prendre l’avion. Le gars angoissé, qui a peur sans cause identifiable, il ne peut rien éviter, parce qu’il ne sait pas quoi éviter.

Le psychisme peut simuler pratiquement n’importe quel symptôme physique, et le mien ne se prive pas de jouer sur toute la palette disponible. Un coup ce sont des vertiges, un coup c’est la tension artérielle qui tombe brutalement, un coup c’est le rythme cardiaque qui s’effondre ou qui accélère pendant quelques heures, un coup c’est de l’hyper-ventilation, un coup ce sont des salves d’extra-systoles, un coup ce sont des douleurs thoraciques, ou lombaires, ou intercostales, ou n’importe où ailleurs. Le plus souvent, il y a plusieurs symptômes à la fois. J’y suis habitué : ces phénomènes ne m’inquiètent plus, j’essaie de les ignorer du mieux que je peux. Mais mon inconscient est un animal pervers ; chaque fois que j’apprends à gérer un symptôme, il en invente un nouveau…

Les médecins, tout imprégnés qu’ils sont de l’esprit de Descartes, ne sont pas habitués à diagnostiquer et traiter ces manifestations sans support physiologique apparent. Ils s’y connaissent en microbes et en plomberie, mais ils sont perdus devant un cerveau qui invente des symptômes à l’insu de son propriétaire. Il a fallu que j’en rencontre une bonne dizaine avant que vers l’âge de 25 ans, une jeune toubib me dise un jour : « Mais Monsieur, tout ce que vous me décrivez là, c’est juste de l’angoisse ! Attendez, on va faire une expérience pour le vérifier. » Elle m’a donné un comprimé et m’a demandé d’aller faire un tour et de revenir un peu plus tard. Une heure après, j’étais de retour à son cabinet sans le moindre symptôme. Incroyable. Le comprimé ? C’était un anxiolytique. La démonstration imparable. La preuve par neuf. Une révélation. Un nom sur mon problème.

Je m’imagine volontiers le stress comme une grandeur mesurable, que l’on peut additionner ou soustraire. Dans la vie de tous les jours, la somme des petites contrariétés quotidiennes le maintient à un niveau « de base ». Ensuite, chaque événement imprévu (ou parfois, la simple perspective d’un événement imprévu) en rajoute ; et dès qu’on dépasse un certain seuil, les symptômes physiques commencent. Chez la plupart des gens, ce seuil est élevé. Chez moi, il est au raz des pâquerettes. Du coup, il m’en faut assez peu pour passer dans la zone rouge. Ma stratégie consiste à abaisser au maximum le niveau de stress de base, de façon à gagner un peu de marge. Ça passe par tout un tas de petits détails : habiter à la campagne plutôt que dans l’agitation des villes, avoir un boulot plutôt tranquille, éviter les situations « phobiques » comme la foule, etc.

Ca se passe plutôt bien, je gère. Mais il y a quand même des périodes difficiles. Les années 2002 et 2003, par exemple. Vous vous rappelez la scène d’ouverture du film Copycat ? Voilà, tout pareil. L’agoraphobie à son paroxysme : impossible de sortir de chez moi sans être pris de vertiges et de malaises. La seule différence, c’est que l’héroïne du film vivait ça en permanence, alors que moi, c’était seulement le matin. Pourquoi ? Demandez à mon inconscient, moi je n’en ai aucune idée. Mais tant mieux, ça m’arrangeait bien, je pouvais encore aller travailler l’après-midi. (Le matin, c’était télétravail obligé.)

Dans ces cas-là, la solution est surtout médicamenteuse. Mes amies les benzodiazépines. Un petit comprimé et tout disparait ! C’est miraculeux, mais c’est transitoire. Impossible de prendre un tel traitement à vie. Il y a accoutumance et dépendance. La phase de sevrage est souvent difficile, il faut décroitre les doses le plus progressivement possible. On se retrouve à couper les comprimés en deux, puis en quatre, voire plus, parce que passer directement de un comprimé par jour à zéro déclenche un syndrome de manque. Du coup, les (bons) médecins hésitent à les prescrire, ce n’est pas facile de s’en procurer ; et je n’aime pas trop en prendre, parce que quand on commence, on ne sait jamais quand on pourra arrêter. Une fois, il y a longtemps, dans les années 1990 je crois, j’ai dû passer presqu’une année complète sous benzos ; la durée maximale de prescription est officiellement de 12 semaines…

Ces derniers temps étaient plutôt tranquilles. Et puis il y a quelques mois, ma meilleure ennemie l’angoisse est revenue. Plus vivace que jamais, et avec de nouveaux symptômes inédits ! Aucun doute sur ce qui a fait péter les défenses : le cumul d’une situation professionnelle merdique et d’un débat non moins merdique sur le mariage pour tous. J’ai changé de poste à mon boulot et le premier article de la loi ouvrant le mariage aux homosexuels a été adopté ce midi. La situation devrait donc revenir à la normal assez rapidement. D’ici là, je découpe des comprimés en quatre.

Winter Pride II

Je ne comprends toujours pas très bien pourquoi il faut manifester pour un texte qui emporte l’adhésion de la majorité des Français et qui, sauf accident parlementaire, n’a aucun risque d’être rejeté. Mais bon, le gouvernement a besoin qu’on lui botte le derrière, bottons donc. Au moins, à défaut d’avoir la moindre utilité politique, cette sympathique manifestation nous aura permis d’oublier les tristes slogans du 13 janvier.

Tout en marchant hier, je me faisais la réflexion que la posture de l’UMP est peut-être en fait la seule qui lui reste. L’électorat de droite est encore majoritairement réticent au mariage des homosexuels, et vu la violence des débats, c’est un sujet qui semble lui tenir à cœur. L’UMP cherche donc sans doute à coller au plus près à l’opinion de cet électorat, avec la crainte que si elle ne le fasse pas, ce dernier ne fuie encore un peu plus à droite et aille gonfler les rangs du FN. Voilà qui expliquerait l’unité affichée et l’énergie investie. Car il y a clairement unité : Fillon, Copé, NKM ou Guaino employant les mêmes éléments de langage, c’est bien la preuve qu’il s’agit d’une stratégie d’opposition décidée tout en haut de l’UMP, et non d’opinions individuelles.

Mais que l’UMP n’ait pas d’autre choix politique ne change rien au fait que je n’oublierai rien. Pas un mot, pas un slogan, pas une déclaration. S’opposer à un projet de loi, pourquoi pas, nous accuser de pédophilie, d’inceste, de rupture anthropologique, appeler une partie de la population à descendre dans la rue contre une autre partie de la population, menacer de dissoudre mon mariage lorsque la droite reviendra : non. C’est inacceptable. Vous n’êtes pas en train de parler du prix du saucisson. Vous êtes en train de décider de la vie des gens. Vous êtes en train de hiérarchiser les individus. Et je n’oublierai pas non plus quels médias nous ont soutenus et lesquels nous ont enfoncés, lesquels ont fait un honnête travail journalistique et lesquels ne l’ont pas fait.

Le détective

Le mercredi, c’est jour de marché. Et tous les mercredi, il est là, debout, entre les charcutiers, les primeurs, les poissonniers et les fripiers, à distribuer ses tracts.

La première fois que je l’ai croisé, le voyant tendre son papier aux passants, par simple politesse, j’ai tendu la main. Mais dès qu’il m’a vu, il s’est ravisé, m’a ostensiblement tourné le dos et a offert son tract à quelqu’un d’autre. Ah ça ! Quel affront ! Et surtout, quel intrigant comportement…

Depuis, tous les mercredis midis, alors que je traverse le marché pour aller m’acheter un sandwich ou une salade, j’observe le personnage. Petit, maigre, roux, la quarantaine, bien habillé, souriant… Parfois, je passe discrètement près de lui en me tordant le cou pour essayer de lire ce qui est écrit sur son tract ; sans succès jusqu’à présent, c’est écrit trop petit. Mais ça m’a permis de voir que ce n’était pas vraiment un tract, plutôt une carte de visite imprimée en lettres argentées. Le genre de truc trop cher pour le distribuer aux quatre vents. Bizarre. D’autres fois, je m’adosse à un mur avec l’air de celui qui attend quelqu’un et je l’observe du coin de l’œil ; ainsi ai-je pu constater qu’il ne tractait pas au hasard, mais exclusivement à destination des femmes. Avec un succès plutôt mitigé d’ailleurs. La plupart se débarrassent du papier dans la première poubelle après y avoir jeté un œil. J’ai même entendu une femme lui rendre illico presto en ajoutant fermement : « c’est hors de question. »

Qui est-il ? Quels sont ses réseaux ? Que propose-t-il à ces femmes ? Tel Sherlock Holmes reconstruisant la moitié de la vie d’un quidam à partir d’une trace bizarre sur sa chaussure gauche ou d’un faux-pli sur sa chemise, mon esprit curieux ne peut s’empêcher d’échafauder mille hypothèses.

Évidemment, le fait qu’il soit un homme et qu’il cible les femmes oriente vers quelque chose de sexuel. Ça ne doit pas être trop explicite, bienséance oblige : des cours de massages, ou peut-être une initiation à quelque énigmatique « philosophie tantrique ». Ou bien il fait la promotion d’un discret club échangiste. Que ce soit pour un escort boy est en revanche peu probable : lui-même n’a pas le physique, et si c’est pour quelqu’un d’autre, ça flirterait dangereusement avec le proxénétisme. J’imagine assez bien un gourou, aussi. (Décidément, je vois des gourous partout en ce moment.) La Scientologie fait typiquement ce genre de chose, cibler certaines personnes sur les marchés ou à la sortie du métro pour les convier à une première séance gratuite. Je doute que ce soit eux, ce n’est pas dans leurs habitudes de viser exclusivement les femmes ; mais ce ne sont pas les sectes bizarres qui manquent. Et pourquoi pas un mélange des deux ? Un gourou qui recruterait des femmes pour se constituer son harem d’adoratrices…

Hier, mon enquête a enfin trouvé une résolution définitive. Une passante qui s’était vu refiler un tract l’a jeté au sol après l’avoir lu rapidement ; comme j’arrivais derrière, je l’ai ramassé et ai pu en prendre connaissance.

Un cabinet de voyance.

Tout bêtement. Pourquoi des femmes, alors ? Je suppose que le gars doit être persuadé qu’elles sont les plus réceptives à ce genre de charlatanerie. Du simple marketing. La vérité est toujours tellement plus banale et décevante dans la vraie vie que dans les romans de Conan Doyle.

Auditions préparatoires

Ces dernières semaines, la commission des lois a organisé des auditions préparatoires au débat sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Ce fut l’occasion d’une grande indignation générale sur le fait que des religieux ont à cette occasion, Ô sacrilège, été invités à pénétrer dans le Temple-Sacré-De-Notre-République-Laïque : l’Assemblée Nationale. Une indignation fort mal venue à mon avis.

On ne peut pas faire deux poids, deux mesures. Les religieux sont des citoyens comme les autres. Bon, pas tout à fait, ils parlent avec un ami imaginaire barbu qui habite dans le ciel, ils pensent que les vierges accouchent, que l’eau se transforme en vin et le vin en sang. Mais hormis cette étrange disposition d’esprit, ce sont des citoyens français à part entière. Ils ont le droit, au même titre que n’importe quel autre citoyen, de donner leur avis sur les sujets de société. On ne peut pas être pour la liberté d’expression sauf pour les gens qui ne pensent pas comme nous. On ne peut pas être pour la démocratie mais à condition que telle ou telle catégorie de la population n’y participe pas. Les citoyens ne sont pas un peu égaux, ils le sont totalement ou pas du tout ; c’est justement un des slogans LGBT, commençons donc par l’appliquer nous-même.

Et que notre république soit laïque n’a rien à voir dans l’histoire. La laïcité parle de la liberté de croyance, de la non-subvention des cultes par les deniers publics, de l’égalité juridique de toutes les religions. L’esprit de la loi de 1905, ce n’est pas l’interdiction des religions dans l'espace public, mais leur respect.

Laissons donc radoter ces vieilles badernes à l’Assemblée Nationale : ce n’est pas parce qu’elle donnent leur avis qu’on les écoutera. D’ailleurs, quiconque a assisté à ces auditions a pu constater comment les députés ont sèchement renvoyé dans les cordes ces sectaires d’un autre âge ; quelques UMP s’étaient même indignés de ce soi-disant manque de respect dans une tribune du Figaro. Aucun des propos de ces religieux ne menacera donc ni la laïcité, ni la république, ni le projet de loi qui nous occupe.

Non, à mon sens, le vrai problème de ces auditions à l’Assemblée ne réside pas dans la parole accordée à l’un ou à l’autre, mais bien dans l’existence même d’une telle enquête. Ces auditions nous placent en position d’objets d’étude : pour la Science, avec l’intervention des psychiatres et des sociologues, pour la Morale, avec l’intervention des religieux et des philosophes. Ces auditions nous placent dans la position des Indiens d’Amérique lorsque des religieux à Valladolid cherchaient à savoir s’ils avaient une âme humaine, dans la position des Noirs quand on se demandait s’il était légitime de les réduire en esclavage, dans la position des femmes quand on se demandait s’il n’était pas dangereux pour la démocratie de leur accorder le droit de vote.

Dans tous ces débats, passés et actuels, la majorité s’arroge le droit de juger une minorité en la soumettant à des critères d’évaluation qu’elle n’aurait même pas l’idée de s’appliquer à elle-même, tant elle est persuadée de sa normalité, de sa supériorité, de la légitimité de son pouvoir. Elle s’interroge sur la valeur du mariage de deux hommes, mais pas sur celui des huit mariages de Liz Taylor ou du mariage éclair de Britney Spears qui n’a tenu que deux jours. Elle reste circonspecte sur l’idée d’une filiation homosexuelle qui ne serait pas biologique, sans voir la masse écrasante des cas hétérosexuels où elle ne l’est déjà plus depuis longtemps (familles recomposées, accouchements sous X, enfants adoptés ou illégitimes…). Elle s’inquiète a priori des conséquences psychologiques sur les enfants d’avoir des parents homos, au point de vouloir l’interdire sur le plan législatif ; tandis qu’elle ne s’inquiète qu’a posteriori, sur le plan judiciaire – donc généralement trop tard – des parents hétéros alcooliques, violents, maltraitants. Et le jour où un unique fait divers sordide impliquera un couple homo, la majorité en fera un cas emblématique en hurlant « on vous l’avait bien dit ! », tout en ignorant superbement que dans ses rangs, tous les jours, des couples hétéros agissent de bien pire façon.

Pour injurieuse que soit l’existence même de ces auditions, elles sont cependant nécessaires. Déjà que nos opposants se plaignent d’une absence de débat alors qu’il a lieu tous les jours, dans tous les médias, depuis neuf mois, je n’ose pas imaginer ce qu’ils diraient si la loi était passée du jour au lendemain sans concertation ! De plus, toutes ces discussions agissent sur les mentalités. Elles mettent en lumière l’arbitraire ou l’infondé de certaines idées préconçues, contribuant ainsi à les changer ; elles ringardisent l’homophobie, lui attachent une connotation négative, péjorative et ce faisant, enferment nos opposants dans des contradictions insolubles. Ainsi le recteur de la Grande Mosquée de Paris qui ayant très bien compris qu’être homophobe était désormais mal vu, déclarait hier qu’il était opposé à l’homosexualité mais qu’il refusait d’être taxé d’homophobie. Le propos est si évidemment ridicule qu’on n’a même pas besoin de le démonter, son promoteur se décrédibilise tout seul aux yeux de tous.

Dans cinquante ans, on regardera les auteurs de cette actuelle controverse comme on regarde les auteurs de la controverse de Valladolid : comme des arriérés, des barbares, des ignorants. Avoir cette certitude absolue que nous sommes du bon côté de l’Histoire, c’est probablement ce qui me donne le plus de force en ce moment.

Aigreurs

Je relis parfois de vieux billets de l’un ou l’autre de mes anciens blogs (et autres sites persos : j’écris des conneries sur internet depuis 1997) et je n’aime pas le ton que prennent ces pages ces derniers temps. L’humour et le délire des vieux billets ont disparu pour céder la place, neuf fois sur dix, à des aigreurs liées à l’ambiance politique de merde qu’on se tape depuis quelques années.

C’est peut-être moi qui vieillis. Ou c’est peut-être un contre-coup du sarkozisme et de sa droite forte : à longueur de journée, un tel déversement d’idioties, de contre-vérités, de stigmatisation des minorités, et j’en passe, qu’à moins de se couper totalement des médias, on passe le plus clair de son temps à pester et à s’énerver. À argumenter aussi, ne serait-ce qu’en son for intérieur, juste pour se convaincre que oui, c’est bien eux qui disent n’importe quoi et pas nous. Oui, nos valeurs humanistes et de partage conduisent à une société plus agréable à vivre pour la majorité que leurs discours normatifs porteurs d’exclusions, de discriminations, de ségrégations. La quantité d’énergie investie dans ces ruminations intérieures m’épuise, me rend aigri, cynique. Je n’aime pas ça.

Sarkozy et toute sa clique ne sont plus là, mais il en reste des traces. Ils ont légitimé un certain discours décomplexé (c’est-à-dire essentiellement idiot) que l’on retrouve partout, chez les éditorialistes, au boulot autour de la machine à café, dans la foule des blogs, et même chez soi sous la forme de l’invité surprise du réveillon. Hollande n’est peut-être pas un grand président, mais il a au moins le mérite de ne pas nous infliger une déclaration débile par jour en réaction à n’importe quel fait divers. En tout cas pour l’instant. J’espère qu’il ne cèdera jamais à cette facilité médiatique.

Le sel d’un blog, c’est aussi son côté personnel. Sur ce point aussi, je suis en retrait depuis longtemps. Cela fait une éternité que je n’ai pas raconté de choses trop privées ou trop intimes. Une envie de me protéger, sans doute, de ne pas trop en révéler sur moi à des personnes hostiles qui passeraient par ici. Et dieu sait qu’en ce moment, j’en vois un peu partout, de l’hostilité. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe a fait sortir du bois toute une frange de réacs, qui pour une fois vont arrêter de se taper sur la gueule puisqu’ils se sont trouvés un adversaire commun : les homos. Songeons quand même que l’Union des Organisations Islamiques de France, l’UMP et le Front National vont manifester dans le même défilé dimanche prochain… Les trois ennemis ancestraux enfin réunis ! Dans la haine. Quelle honte.

Que tout cela passe. Que je retrouve un semblant d’humour dans ces pages. S’il n’est pas trop tard.