Gammes

Je ne connais pas un musicien qui, au moins à ses débuts, ne s’est pas demandé pourquoi il y avait plusieurs écritures possibles pour la même note : do et ré, mi et fa, do𝄪 et ré, etc. Ce qui semble une complexité superflue ou un formalisme pédant est en fait dicté par la théorie musicale et s’explique très logiquement. Do et ré sont certes homophones, ce sont deux notes de même fréquence sonore (en tout cas sur un instrument à tempérament égal, mais je ne vais pas entrer dans ces considérations pour ne pas compliquer les choses), elles s'obtiennent avec la même touche sur un piano et avec les mêmes pistons sur une trompette, mais elles n’ont pas la même fonction, pas le même rôle musical.

Au commencement, il y a la gamme naturelle que tout le monde connait : do ré mi fa sol la si. J’expliquerai peut-être un jour d’où vient cette gamme, pourquoi elle mérite ce qualificatif de « naturelle » et pourquoi elle façonne la musique occidentale depuis deux mille ans. Ou pas. Parce que c’est effroyablement complexe et que ça soulève des questions aux confins des mathématiques, de l’acoustique et de la musique. Mais quoi qu’il en soit, tout part de cette gamme.

Ce qui est intéressant, ce qui donne la couleur de cette gamme et de toute la musique qui en découle, c’est qu’il n’y a pas le même intervalle entre chaque note, qu’on appelle aussi « degré ». Pour déterminer cet intervalle, on peut simplement compter le nombre de touches consécutives qu’il faut franchir (en comptant les touches noires) pour monter d’un degré à l’autre sur un piano. Pour passer de do à ré, il faut franchir deux touches, de ré à mi, deux touches également, de mi à fa, une seule touche, etc. Franchir une touche correspondant par définition à un demi ton, on peut dresser le tableau suivant :

Maintenant, que se passe-t-il si je décide de monter la gamme naturelle non pas en partant de do, mais en partant, par exemple, de fa ? Rien ne me l’interdit. Par définition, une gamme doit comprendre exactement une fois chaque note de la gamme naturelle. On obtient donc : fa sol la si do ré mi. Mais si je joue cette succession de notes sur un piano, j’obtiens une gamme qui n’a pas la même couleur que la gamme de do. Pourquoi ? Parce que le quatrième degré n’est pas à la bonne hauteur. Comptons les touches du piano pour construire le même tableau que précédemment :

On voit que le quatrième degré, le si, est 3 tons au dessus de la fondamentale, alors qu'il devrait être à 2½ tons. Pour que notre gamme de fa sonne pareillement à la gamme de do, il faut donc abaisser le quatrième degré d’un demi-ton. Ce qu’on obtient en lui ajoutant un bémol :

Et tout rentre dans l’ordre. La réponse au questionnement initial vient alors naturellement : si l’on avait écrit la à la place de si, on obtiendrait certes la même chose à l’oreille puisque la et si correspondent à la même touche du piano, mais notre gamme deviendrait : fa sol la la do ré mi. Il manquerait le si et le la apparaitrait deux fois, ce qui contreviendrait à la logique qui veut qu’une gamme contient exactement une fois chaque note.

Bien sûr, on peut jouer au même jeu en partant de n’importe quelle autre note. On s’aperçoit alors que pour monter une gamme naturelle à partir de ré, il faut que le fa et le do soient dièses, à partir de mi, il faut que le fa, le do, le sol et le ré soient dièses, et ainsi de suite. Pour ne pas surcharger l’écriture, on écrit généralement ces altérations une fois pour toute au début de la partition plutôt qu’à chaque fois que les notes concernées apparaissent dans le texte musical : c’est l’origine de l’armure. Mais c’est encore un autre sujet !

Exercice : essayez de monter une gamme naturelle partir d’un sol. Vous verrez que la seule façon d’y parvenir est de monter le septième degré, soit le fa, d’un ton entier, c’est à dire de lui appliquer un double dièse. Autrement dit, vous venez de réaliser l’utilité du fa𝄪. Magique, non ?