Bethena

J’ai toujours aimé le ragtime. C’est un genre musical particulier, qui n’a été à la mode qu’une vingtaine d’années entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale. Il a enfanté le jazz et dérive lui-même du cake-walk, qui était une danse syncopée que les esclaves Noirs avait inventé pour parodier les très sérieuses danses de salon de leurs maîtres. Le ragtime est la fusion de ce cake-walk et de la musique classique : des formes typiquement européennes mais avec des harmonies blues et des rythmes syncopés.

Une belle illustration en est cette jolie valse élégante et mélancolique de Scott Joplin. On ne peut pas faire plus européen et sérieux que la valse classique, et on ne peut pas faire plus ragtime que ces rythmes syncopés et ces enchainements curieux d’accords de septième et de neuvième…

Bethena, A Concert Waltz - Scott Jopin

L’incompréhensible engouement pour le vinyle

J’ai passé toute mon enfance et mon adolescence à écouter des disques vinyles, vu qu’il n’y avait rien d’autre à l’époque. Et vous savez quoi ? C’était de la merde. Littéralement de la grosse merde. La durée d’une face ne dépassait pas trente minutes, la plupart des œuvres classiques demandaient au moins deux faces, je ne parle même pas des opéras, il fallait au moins cinq ou six faces, c’était pas des enregistrements musicaux, c’était du saucissonnage. Il fallait se lever de son bureau sans arrêt pour aller retourner ou changer le disque, au bout de la troisième fois on avait la flemme et on laissait le disque tourner sans fin en silence dans le dernier sillon. Le son était pourri, ça manquait de dynamique, de définition et de bande passante, ça grattait, ça raclait, ça sautait, on avait l’impression d’écouter un orchestre situé sur un autre continent à travers une ligne téléphonique soviétique. Le support était fragile, il fallait être précautionneux pour ne pas le rayer, ne pas laisser la poussière s’accumuler dans les sillons, ranger les disques bien serrés verticalement dans le meuble pour leur ôter l’envie de gondoler. Plus on l’écoutait, plus les sillons s’usaient et plus le son devenait dégueu, un vinyle de quinze ou vingt ans d’âge était littéralement inutilisable. J’ai passé mes années de conservatoire à étudier des œuvres en m’esquintant l’oreille à essayer d’entendre, en vain, au milieu du magma sonore informe, toutes les notes que je voyais écrites sur les partitions.

Je pense que j’ai acheté un lecteur CD dès que j’ai pu, en 1984 ou 85, je ne me rappelle pas exactement. C’était la révolution. Plus besoin de se lever pour aller changer le disque au milieu d’une œuvre ! La définition sonore était impeccable ! Le support était quasi éternel ! Pour la première fois, j’arrivais à entendre toutes les notes des partitions, et même plus ! Je me rappelle de ce concerto pour hautbois où on entendait le bruit mécanique des clefs et la respiration de l’instrumentiste. Je me rappelle d’une messe de Bach où pendant les silences, on entendait la réverbération de la salle. Je me rappelle de mon émerveillement devant les violons qui pour la première fois avaient à peu près le même son au disque et au concert. (Je ne sais pas ce qu’il y a de particulier avec les violons, probablement une histoire d’harmoniques et de bande passante, mais c’est vraiment l’instrument qui avait le son le plus méconnaissable sur les vinyles…)

Je préfèrerais m’arracher un bras plutôt que d’écouter à nouveau de la musique enregistrée sur un disque microsillon. La passion actuelle pour le vinyle, pour moi, c’est à peu près aussi incompréhensible que si les gens décidaient de se déplacer en voiture à vapeur, ou de communiquer par télégraphe en morse, ou de se soigner avec les techniques chirurgicales du XIXe siècle. Ça n’a aucun sens. C’est complètement con. Une espèce de nostalgie, d’idolâtrie pour une technique dépassée n’ayant que des inconvénients. C’est indéfendable.

Vous voulez mon avis ? Les gens qui achètent des disques vinyles sont des gens qui n’aiment pas la musique.

Le dentifrice

N’importe quelle personne racisée le sait parce qu’elle l’a vécu dans sa chair : la police est raciste. Les réseaux sociaux dégueulent de témoignages et d’anecdotes qui le montrent : la police est raciste. Des dizaines d’articles dans la presse française et étrangère enquêtent sur cette réalité : la police est raciste. Des études du CNRS le prouvent : la police est raciste. Des ONG internationales alertent : la police est raciste. Même l’ONU s’inquiète de la situation chez nous parce que : la police est raciste.

Les émeutes ? La faute aux parents. La faute aux réseaux sociaux. La faute aux jeux vidéos. La faute à Mélenchon. La faute à l’ultra-gauche. La faute aux Black Blocks. La faute au trafic de drogue. La faute aux racailles, aux voyous, ces populations, ce sont presque des animaux, on l’a bien vu dans le film Bac Nord ! Tellement réaliste, ce film. Et neutre. Le racisme ? Ah non, rien à voir, d’ailleurs ni rien ni personne n’est raciste en France, puisque c’est interdit par la loi, puisque la République est Universelle, puisque le mot race a été banni de la Constitution[1].

Moi, je pense qu’un tel niveau de déni, d’aveuglement et de refus de comprendre, ça relève de la psychanalyse. Une sorte de mécanisme inconscient d’autodéfense pour gérer le décalage entre la réalité et ses croyances, ou quelque chose comme ça. Malheureusement, on ne peut pas envoyer une nation entière en thérapie, encore moins lorsqu’elle est en train de sombrer politiquement.

Tous ces gens qui soutiennent indéfectiblement la police quoi qu’il arrive, je pense qu’ils ont peur. Il y a tout un imaginaire collectif rassurant autour de l’ordre et de la sécurité. Il y a la certitude inébranlable que la Loi est Bonne et que la Police est là pour nous protéger des Méchants. C’est un fondement de nos sociétés, cette croyance en l’existence des Bons, des Méchants et de la Police entre les deux, alors si on perd ça, qu’est-ce qu’il nous reste ? Pourtant les exemples ne manquent pas de lois mauvaises[2] et tout le monde voit bien, plus ou moins confusément, que la police ne nous protège pas des méchants, mais qu’elle protège seulement certaines catégories de bons contre seulement certaines catégories de méchants[3]. (Pardon, je mets ma casquette anarchiste.) La loi ne dit pas ce qui est bon ou moral[4], elle sert à maintenir la hiérarchie sociale au profit des classes dirigeantes, et la police n’est pas au service des populations mais au service de ces dernières. (J’enlève ma casquette anarchiste.) Il y a même des sociologues qui commencent à s’intéresser à ce que fait concrètement la police de son temps et de ses financements. Spoiler : elle ne lutte pas contre le crime.

Un autre facteur est que si la République est Une, la Réalité est Multiple. Il y a encore une immense majorité de la population qui ne l’ayant pas vécu, n’a pas la moindre idée de la nature des relations entre les jeunes hommes racisés et la police. Ils ne savent pas le racisme, ils ne savent pas l’arbitraire, ils ne savent pas le harcèlement, ils ne savent pas les insultes. Ou bien, s’ils savent parce qu’ils ont lu quelques articles, ils ne le ressentent pas, ils ne se projettent pas dedans, ils n’ont pas la moindre idée de comment eux réagiraient dans cette réalité-là, ou s’ils en ont une idée, elle est naïve et ridicule. Des réflexions comme « si tu n’as rien fait, la police te laisse tranquille » ou « si un policier te demande un truc, tu obtempères sans discuter », ce sont des idées typiques de personnes qui n’ont justement jamais été confrontées à la police des quartiers.

Et puis il y a le cas des politiques, des préfet(e)s jusqu’au Président de la République, en passant par tous ces ministres, député(e)s et président(e)s d’Assemblées qui affirment envers et contre tout que la police est irréprochable. Ce sont des gens éduqués. Ce sont des gens qui ont lu les rapports et les articles. Ce sont des gens qui ont des conseillers. Ils savent. Simplement, ils savent aussi que les syndicats de police les plus virulents les tiennent (excuse my French) par les couilles. Dans le contexte actuel, la police est la seule chose qui les protège encore d’une population en colère. Ne pas soutenir les flics, même dans leurs demandes les plus farfelues, même quand ils réclament un régime d’exception exorbitant, même quand ils dérapent au vu et au su du monde entier[5], c’est prendre le risque que la police ne défende plus les institutions, ne garde plus les entrées des palais, ne fasse plus rempart à la colère populaire.

Tous les gouvernements depuis Sarkozy ont laissé les syndicats de police se radicaliser sans rien faire, voire l’ont encouragé parce que ça servait leurs projets politiques. Bon courage maintenant pour remettre le dentifrice à l’intérieur du tube.

Ascenseur pour les fachos

Absolument tout est horripilant chez les macronistes, mais le petit refrain qui me donne vraiment envie de casser des trucs en ce moment, c’est leur volonté de faire croire que si le RN monte, c’est de la faute aux Insoumis.

La logique derrière cette affirmation est que Mélenchon étant un repoussoir (on ne peut pas leur donner tort sur ce point…) le vote protestataire se reporte mécaniquement sur le RN. C’est sans doute vrai d’une minorité, mais globalement ça ne tient pas la route. D’abord parce qu’il y a des chiffres, en l’occurrence ceux du report de voix entre le premier tour et le second tour de la présidentielle 2022.

La grosse majorité des électeurs LFI s’est reportée sur Macron ou s’est abstenue. Seul 17 % ont basculé vers le RN. Le transfert de voix est faible (et d’ailleurs, il est plus important venant de LR). Les extrêmes ne se rejoignent pas, contrairement à ce dont on nous rebat les oreilles depuis vingt ans et de toute façon, LFI n’est même pas un parti extrémiste. Leur programme est moins à gauche que celui de Mitterrand en 1981 : pas question de nationalisations massives, pas question de supprimer l’enseignement privé, pas question de revenir sur la plupart des mesures économiques libérales de ces dernières décennies… Quand LFI commencera à parler de saisir les moyens de production, d’instaurer la dictature du prolétariat et de guillotiner des bourgeois, on commencera à s’inquiéter, mais pour l’instant je considère que toute personne qui place LFI à l’extrême-gauche est ipso facto disqualifiée pour parler sérieusement de politique. Les mots ont un sens et les idées ont une histoire.

D’autre part, les candidats protestataires ne sont pas interchangeables. Il y a des marqueurs idéologiques, des lignes de clivage qui sont difficilement franchissables. Et c’est normal. La gauche et la droite ne se contentent pas de proposer des programmes politiques différents, ce sont aussi et avant tout des interprétations du monde et des valeurs morales différentes et ça, ce sont des choses profondément ancrées en nous. On n’en change pas en un claquement de doigt. Bien sûr, des revirements individuels surviennent (exemples célèbres : Victor Hugo qui est passé des conservateurs royalistes à l’extrême-gauche, ou Fiodor Dostoïevski qui est passé du socialisme au nationalisme russe) et puis la fameuse fenêtre d’Overton bouge avec le temps, ce qui en modifiant ce qui est perçu comme normal ou acceptable, fait évoluer le côté où penche la majorité. On le constate d’ailleurs : depuis quarante ans, le gauche baisse inexorablement au profit de la droite. Mais globalement, la plupart des gens ne sont pas des girouettes. C’est bien connu, en France, les élections se jouent sur les 10 à 15 % d’électeurs volatiles, peu politisés, qui sont les seuls susceptibles de basculer.

Enfin et surtout, il faudrait revenir aux bases et se rappeler de cette vieille parabole de la paille et de la poutre. Si le RN monte, c’est parce que la majeure partie de la population est maltraitée : recul des droits des travailleurs, report de l’âge de la retraite, disparition des services publics, désertification médicale, inflation, explosion des inégalités économiques et sociales, etc. Et jusqu’à preuve du contraire, cette politique, ce n’est pas LFI qui la mène. Si le RN monte, c’est parce que ses thèmes, sa vision du monde, parfois littéralement son programme, sont banalisés en étant repris par les partis traditionnels : vocabulaire d’extrême-droite, succession de lois de sécurité intérieure répressives augmentant le pouvoir des flics au détriment de celui des juges, traitement de l’immigration, délires autour du wokisme, indulgence envers les actions des groupuscules fascistes, absence de projet sérieux sur les discrimination des minorités, etc. Sur absolument tous ces sujets, LFI tire la fenêtre d’Overton vers la gauche, à la différence des macronistes qui la tirent chaque jour un peu plus vers le pire. Si le RN monte, c’est enfin parce que plein de gens en ont marre d’être pris pour des cons en permanence. Ça a commencé avec Hollande, cette manie de faire voter des lois de destruction en prétendant envers et contre tout qu’elles étaient des lois d’amélioration, mais Macron a fait de cette pratique un art qui a culminé en apothéose sublime avec la réforme des retraites. Rendre les débats confus en violant constamment le sens des mots et en faisant comme si la vérité n’avait plus aucune importance, c’est littéralement du Orwell.

(Si le RN monte, c’est aussi parce que des médias et des réseaux sociaux font le pari du buzz et de la désinformation, parce que ça rapporte plus de clics que l’information honnête. Mais c’est un autre sujet.)

Bref, si le RN monte, c’est parce que le gouvernement joue avec le feu depuis des années, et à ce petit jeu-là, on va tous perdre.

Sur ChatGPT

Le principal danger des IA, c’est qu’on les prennent pour ce qu’elles ne sont pas. C’est de croire qu’elles possèderaient une connaissance illimitée sur tous les sujets, c’est de croire qu’elle possèderaient une intelligence supérieure qui les rendraient infaillibles.

Plein de gens ont intérêt à ce que vous croyiez ça. Parce qu’ils ont des trucs à vous vendre. Des logiciels pour remplacer vos employés, essentiellement. Des logiciels pour corriger vos textes sans avoir à payer de secrétaire, des logiciels pour faire des illustrations sans avoir à payer un graphiste, des logiciels pour écrire des articles sans avoir à payer des journalistes, des logiciels pour analyser des CV sans avoir à payer un service de ressources humaines, des logiciels pour rendre la justice sans avoir à payer ni juges ni avocats et même, c’est vertigineux, des logiciels pour écrire des logiciels.

Mais les IA génératives à la mode en ce moment, comme ChatGPT, ne savent rien faire de tout cela. Ces logiciels sont impressionnants, ils réussissent haut la main le test de Turing, ils peuvent faire illusion pour un observateur naïf, mais ils ne sont absolument rien d’autre (comme leur nom l’indique) que des générateurs aléatoires sophistiqués. Littéralement, ce sont des logiciels qui tirent des mots au hasard dans un chapeau.

Si vous demandez à ChatGPT qui a écrit le Boléro, il vous répondra Ravel. Pourquoi ? Parce qu’on lui a donné à digérer une quantité astronomique de textes dans toutes les langues et que dans ce corpus gigantesque, la probabilité que le mot « boléro » soit suivi par le mot « Ravel » est grande, alors que la probabilité qu’il soit suivi par le mot « Debussy » ou « Beethoven » est nulle. Alors quand vous lui parlez de boléro, ChatGPT consulte ses tables statistiques, il regarde ce qui est le plus probable, et il vous répond Ravel. Il ne fait rien de plus que ça. Il n’implémente aucun algorithme de représentation des connaissances. (Enfin rien de très poussé, disons.) Il ne sait pratiquement rien. Il ne sait pas ce qu’est un boléro ni qui est Ravel, ce sont juste pour lui des unités lexicales sans valeur sémantique.

C’est de la même façon qu’il écrit un français correct. Il n’a aucune connaissance de l’orthographe ou des règles grammaticales. (Même si sa sortie passe probablement par un correcteur performant pour éliminer les éventuelles fautes résiduelles.) Il reproduit juste les schémas statistiques qu’il a appris en lisant beaucoup de textes. Si on lui avait donné à bouffer du français plein de fautes de syntaxe, il produirait des textes plein de fautes de syntaxe. Coïncidence amusante : j’ai travaillé sur ce genre de modèle de langage, c’était il y a plus de vingt ans, et c’était pour un logiciel de dictée vocale. On faisait bouffer des gigaoctets de littérature à un modèle statistique dans l’espoir qu’ensuite, quand on prononçait /po/ /to/ /roz/ dans le micro, le logiciel de dictée écrive bien « pot-aux-roses » et non « poteau rose »…

Et même si ChatGPT pouvait se représenter des connaissances, il n’implémente pas non plus d’algorithme d’inférence logique pour en tirer des déductions. La preuve : les réseaux sociaux regorgent de copies d’écrans moqueuses où l’on voit une IA dire un truc et son contraire immédiatement après. Et hormis quelques cas simples, quand on l’utilise pour écrire du code, le code produit ne marche généralement pas.

Quel est le problème, alors ?

D’une part, en l’état actuel de l’art, ces logiciels sont stupides. Ce ne sont pas des bases de connaissance, ils sont incapables faire des déductions logiques. Autrement dit : ils sont hautement faillibles. Il n’y a pas davantage de vérité, de logique ou de sens moral dans un texte produit par une IA générative que dans un horoscope astrologique. Le danger n’est pas que ChatGPT soit intelligent, le danger est que suffisamment de gens le croient pour qu’au nom de la performance, du coût ou de la suppression des boulots pénibles, il remplace l’humain dans des domaines critiques.

D’autre part, ces IA doivent être entraînées. Elles ne font que produire aléatoirement des textes ressemblant à ceux dont on l’a nourrie. Si on les entraîne sur des textes bancals, elles produisent des textes bancals. Il y a donc tout un travail préalable de mise en forme, de conditionnement des données d’apprentissage. Pour l’avoir déjà fait pour le logiciel de dictée vocale dont je parlais, je peux vous dire que c’est un travail d’esclave. Ce sont des giga-octets de textes à lire pour en corriger toutes les fautes, en supprimer toutes les informations sensibles (noms, numéros de téléphone, adresses…), en uniformiser la présentation, etc. Et comme d’habitude quand il y a un boulot pourri à faire, c’est fait par des gens sous-payés et traités comme de la merde.

Un dessin fort à propos de Mœbius.
Un dessin fort à propos de Mœbius.

Enfin, se pose la question du plagiat. Les IA génératives ne créent rien, elles imitent. Elles sont très douées pour ça, mais ça reste de la simple imitation. Qu’en est-il du respect de la propriété intellectuelle des auteurs qui ont produit les textes sur lesquels l’IA a été entrainée ? Et aussi, dans un monde où beaucoup se satisfont de médiocrité, qui va vouloir encore payer des artistes qui travaillent lentement et exigent un salaire alors que ChatGPT produit de la prose acceptable au kilomètre pour un coût dérisoire ?