Marche des Fiertés 2018

La Marche des Fiertés et les discussions qui l’ont précédée ont été animées cette année ! C’est, je crois, le fait de la coïncidence de deux mouvements contraires : l’Inter-LGBT qui tente d’organiser le défilé le plus consensuel possible, et des militants qui se sentent oubliés et veulent remettre certaines questions politiques au centre de la manifestation.

Je comprends les deux. D’un côté, les slogans consensuels (et nos goûts légendaires en matière de bonne musique !) attirent du monde. Avoir le plus de participants possible et un défilé pas trop radicalisé est une stratégie politiquement payante. Mais elle peut donner l’impression que la Marche « s’embourgeoise », qu’elle est tournée vers les gays des classes moyennes, bien intégrés, qui n’ont jamais eu le moindre problème avec l’État (au sens large : les politiques sociales, les administrations, la police, etc.), dont l’homosexualité est acceptée et dont le dernier souhait après que le VIH est devenu une maladie chronique était de pouvoir se marier ; un public qui en quelque sorte, pourrait avoir l’impression que le temps des luttes est fini et que des marches revendicatives ne sont plus nécessaires. De l’autre côté, tous les oubliés de cette belle vision : les lesbiennes, dont on défend la PMA pour faire comme si on n’oubliait pas le L dans LGBT mais en réalité tout le monde s’en fout, ce n’était même pas un mot d’ordre officiel cette année ; toute une population pour qui l’homosexualité est encore un problème au quotidien, comme par exemple les jeunes de banlieue, qui de plus se heurtent tous les jours à leur exclusion des politiques sociales et à la violence policière (comment faire respecter ses droits en tant qu’homo si l’État et ses représentants ne vous respectent même pas en tant qu’humain ?) ; et je ne parle même pas des droits des trans.

Quelques uns de ces oubliés, les queers racisé.e.s, ont voulu cette année « hacker » le cortège de tête. L’histoire est fractale. La minorité gay a été invisibilisée, effacée de la société pendant des décennies, et maintenant qu’à force de militantisme, les gays ont fait reconnaitre leurs droits, ils invisibilisent à leur tour une minorité en leur sein, nient l’existence de leurs discriminations spécifiques, hurlent au communautarisme (c’est le comble !) et à la division. L’universalisme qui sous-tend toujours toute discussion politique en France est fractal, lui aussi. Les partis politiques ont longtemps rejeté les questions gays au prétexte qu’elles n’étaient pas universelles, et maintenant que les droits des gays sont reconnus au même titre que les autres droits humains, les militants gays rejettent les problèmes raciaux dans leur communauté au prétexte que ça ne serait pas universaliste.

Cette minorité dans la minorité a donc voulu rappeler qu’elle existait en manifestant dans la manifestation, de façon assez… radicale.

Que n’ai-je pas lu à ce sujet ! Racisme anti-blanc, ségrégation… Alors, non. La ségrégation (dont le racisme n’est qu’une des multiples formes possibles) est un projet politique, une vision de la société. Il s’agit de considérer que les humains ne sont pas égaux entre eux, sur la base d’un critère donné : couleur de la peau, religion, genre, orientation sexuelle, la liste est aussi vaste que l’imaginaire de la haine. Il s’agit d’inscrire dans la loi et dans la durée que ces différents humains n’ont pas les mêmes droits. C’était la ségrégation raciale aux États-Unis ou en Afrique du Sud, c’était la politique coloniale de la plupart des pays européens (les natifs des colonies n’avaient pas les mêmes droits que les natifs de métropole), c’était l’interdiction aux Juifs d’occuper certains postes ou métiers dans l’Allemagne nazie (mais aussi dans la France de Louis IX), c’est la mise à l’écart de la vie publique des femmes dans quelques pays musulmans, c’est l’exception au droit du sol à Mayotte, ce sont des discriminations liées à la sexualité ou à la religion dans beaucoup de pays du monde. Cela n’a rien à voir avec une réunion, une manifestation ou une formation non mixte, qui ne sont ni un projet de société, ni une vision du monde, ni une croyance dans l’inégalité des êtres humains, mais un outil ponctuel, limité dans le temps, dans l’espace, et dans le nombre des personnes concernées.

Pourquoi a-t-on besoin d’un tel outil ? Parce qu’on ne peut pas discuter d’une stratégie pour lutter contre un oppresseur si cet oppresseur participe à la discussion. Parce qu’on veut pouvoir discuter d’une discrimination entre personnes qui la vivent sans que des gens qui ne sont pas concernés ne nous expliquent qu’on exagère, qu’on est dans la victimisation, qu’on tombe dans le repli communautaire, que les discriminations n’existent pas, etc. Quelle femme n’a jamais été confrontée à un homme lui expliquant ce que devrait être le féminisme ou que les femmes sont responsables des violences qui leur sont faites ? Quel homo n’a jamais été confronté à un hétéro lui expliquant que les Marches des Fiertés sont contre-productives ou que l’homophobie vient de ce que les homos sont trop visibles ou réclament trop de droits ? Quel Noir ou Arabe n’a jamais été confronté à un Blanc lui expliquant que les contrôles au faciès n’existent pas ou bien s’ils existent, qu’ils sont justifiés ? La non-mixité permet en partie d’éviter ça et de pouvoir avancer. (En partie seulement : l’hégémonie culturelle de la majorité est telle qu’on trouve toujours au sein des minorités des gens qui se rallient à son point de vue ; c’est ainsi que les femmes misogynes ou les homosexuels homophobes ne manquent pas.) La non-mixité permet également d’offrir un espace de parole sécurisant : certaines personnes, on les comprend, ne sont pas à l’aise pour évoquer leurs discriminations en présence de ceux qui en sont la cause.

La non-mixité comme outil de lutte est vieille comme le monde. Les femmes ont obtenu des droits en se réunissant entre femmes, c’était le principe du MLF et de toutes les associations féministes de l’époque. Les Noirs ont mis fin aux lois raciales aux États-Unis en se réunissant entre Noirs et en organisant des manifestations pratiquement non mixtes, comme la marche sur Washington de 1963. Les homos ont obtenus des droits en se réunissant entre homos au sein du FHAR, en lisant des revues qui n’était destinées qu’aux homos comme Gai-Pied, et en organisant des manifestations où il n’y avait que des homos comme les premières gay prides. Reprocher aux queers racisé.e.s d’utiliser avec les gays la stratégie que les gays ont eux-mêmes employée trente ans auparavant avec les hétéros, cela ne manque pas de sel…

Maintenant, je pense que la Marche des Fiertés est assez grande pour tout le monde. Quarante-cinq chars répartis sur quatre ou cinq kilomètres de parcours, il devrait être possible de faire cohabiter les revendications de tous… Et surtout, je pense que les gays qui ont eu (et ont toujours) tant de mal à faire ressentir leur malaise au reste de la société, devraient être un peu plus réceptifs au malaise des minorités au sein de leur propre communauté. Cela éviterait les psycho-drames comme celui de samedi.