Beloved

J’avais déjà lu Beloved de Toni Morrison au siècle dernier, mais les analyses qu’en donne régulièrement Claire Placial sur Twitter m’ont donné envie de le relire. Grand bien m’en a pris !

Beloved, c’est un roman de points de vue. Il y a plein de points de vue, fragmentés, éclatés, d’ailleurs ça demande un effort certain au lecteur pour tout connecter et remettre les événements racontés dans un ordre qui se tienne, la narration saute d’un « je » et d’un « il » à l’autre, et tous ces morceaux finissent par s’assembler pour tisser un grand motif : l’esclavagisme aux États-Unis après la Guerre de Sécession. Pour faire tenir le tout, ces fragments de réalisme historique bien ordinaires sont cousus ensemble par un fil conducteur extra-ordinaire : le fantôme de Beloved, le bébé que Sethe, une jeune fille noire, a tué pour lui épargner une destinée d’esclave.

À mon sens, la force de ce roman (tout comme les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar) est qu’il ne relate pas des événements historiques comme le ferait une simple chronique, mais qu’il explore l’intime. Il met le lecteur dans la peau des personnages. Il donne à ressentir de l’intérieur. Il ne s’agit pas de décrire le système esclavagiste ni même la vie des esclaves : ça a déjà été fait mille fois. Il s’agit de faire prendre conscience de l’effet que cela fait d’être un esclave, d’être traité comme un bien meuble, d’être vendu ou troqué, d’être assimilé à un animal dont on peut se débarrasser quand on estime qu’il est mauvais ou que l’on n’arrivera jamais à le dresser, de n’avoir aucun droit, d’être réduit à sa force de production pour les hommes et de reproduction pour les femmes… La plupart des scènes sont glaçantes. On sait que ça a existé, mais pour la plupart d’entre nous, c’est un savoir théorique, un chapitre dans les livres d’Histoire ; les vivre ainsi de l’intérieur donne aux événements une dimension tout à faire différente.

Mais le véritable coup de génie réside dans la nature totalement subversive du texte : Toni Morrison est une autrice Noire, qui par l’intermédiaire de personnages Noirs, parle des Blancs. Elle les dissèque, analyse comment ils pensent, comment ils vivent, ce qu’ils font, ce qu’ils ne font pas, etc. Il s’agit d’un retournement complet du mode de pensée occidental puisque dans ce roman, les Noirs deviennent le point de vue central, neutre, universel, et les Blancs deviennent le sujet d’étude. Le choix d’un fil conducteur surnaturel (un fantôme qui hante la maison et les personnages) est un autre coup de génie : ça hisse le récit au lieu de le laisser à la simple hauteur des faits, et en même temps, en lui donnant une touche « irréaliste », ça contribue probablement à le rendre acceptable.

Lire ce roman aujourd’hui, dans la France de 2021, a eu pour moi une résonance tout à fait particulière, alors que l’on dérive tranquillement vers un universalisme autoritaire (et qui s’apparente donc plutôt à un impérialisme), alors que le gouvernement qualifie de séparatiste tous les points de vue minoritaires et présente un projet de loi pour les réprimer, alors que toute pensée non laïque (dans un sens très restrictif du terme, de surcroit) est suspecte d’anti-républicanisme, alors que les éditorialistes s’étranglent dès qu’on rappelle le passé colonial de la France, alors que les intellectuels et les militants qui analysent les mécanismes du racisme sont accusés d’être les vrais racistes, alors que le Sénat vote des amendements quasi ségrégationnistes… Je relisais les critiques de l’époque : elles sont dithyrambiques. D’ailleurs, la légende affirme que c’est ce roman en particulier qui a valu à Toni Morrison son prix Nobel de littérature. Mais je pense que cette réception n’a été possible que parce qu’aussi bien le livre que son contenu sont lointains, détachés : les événements racontés et le fait d’avoir choisi de les raconter, tout cela se passe aux États-Unis. L’Europe adore critiquer les Américains, les regarder d’un air condescendant et supérieur en mode « ils sont fous ces Américains, nous, nous sommes civilisés, notre République ne voit pas les couleurs, etc. » Mais en réalité, si publier un tel livre dans l’ambiance actuelle serait certes possible, parce que les éditeurs adorent le scandale et le clic bait, ça vaudrait à son autrice une campagne de harcèlement médiatique et un procès en séparatisme anti-républicain par la majeure partie du personnel politique.

C’est sans doute la raison pour laquelle, plus que jamais, il faut lire ou relire ce genre de littérature.