Dingueries

C’est une dinguerie, ces législatives anticipées, quand même. Il paraît que LFI est un dangereux parti d’extrême gauche et use d’un communautarisme indigne, que le Nouveau Front Populaire est antisémite et que son programme mènera à la ruine du pays, que le RN est le meilleur ami des Juifs et des homosexuels, que le macronisme est une réussite économique et écologique, que simplifier des démarches administratives est ubuesque… Et pendant qu’on se noie dans cet océan de merde post-vérité, Bolloré transforme tranquillement tous ses téléspectateurs et ses auditeurs en fachos. Une dinguerie, je vous dis.

La démocratie meurt de sa propre arme : la liberté d’expression. « Il faut laisser les points de vue s’affronter librement et les plus rationnels, les plus logiques, les plus argumentés, gagneront naturellement ! » entend-on toujours. C’est mignon, mais c’est à la politique ce que le libéralisme est à l’économie, ce que la main invisible d’Adam Smith est aux marchés financiers : une croyance débile. Alors attention, je ne dis pas qu’il faut restreindre la liberté d’expression, bien au contraire ; je dis juste qu’elle ne suffit pas, je dis juste qu’il faut arrêter de croire qu’à elle toute seule, comme par magie, elle garantirait l’émergence de réponses sensées aux questions politiques.

C’est que toutes les idées n’ont pas le même pouvoir de séduction, pas la même viralité. Les gens adhèrent à une idée nouvelle non parce qu’elle est bonne ou bien étayée ou même simplement vraie, mais pour tout un tas des raisons internes : parce qu’elle conforte leur vision du monde, parce qu’elle leur permet de jouir d’une position sociale (ou ce qui revient au même, de ne pas être rejeté par le groupe social auquel ils appartiennent), parce qu’elle leur permet de se défausser sur quelqu’un d’autre, parce qu’elle les flatte, parce que le messager est sympa ou charismatique… Il y a des mécanismes oppressifs également, « la raison du plus fort est toujours la meilleure » dit la fable, et quiconque a été unique femme dans un groupe d’hommes, unique racisé dans un groupe de Blancs, ou unique gay dans un groupe d’hétéros, l’a ressentit dans sa chair. (Ce n’est pas juste pour faire chier qu’on fait des réunions non mixtes, hein.) Bref, la fameuse lutte dans l’espace éthéré des idées est largement biaisée, plus dirigée par des mécanismes psycho-sociaux que vers la recherche d’une quelconque vérité.

Et puis débattre implique une dose de sincérité. Ça implique de s’accorder sur la notion d’argument, de preuve ; ça implique d’accorder la même valeur à la réalité, à l’expérience. La droite s’attaque toujours aux sciences sociales, justement parce qu’elle partage cette conception du débat et que dans ce cadre, elle est embarrassée par la sociologie qui lui donne souvent tort. Trump a trouvé la solution : plutôt que d’attaquer les gens qui prouvent qu’il a tort sur le terrain de la raison, il a tout simplement dynamité le concept même de preuve, de vérité, de rapport à la réalité. Toute la classe politique anti-libérale mondiale, qui pour le coup a trouvé cette idée là géniale, lui a emboité le pas. Forcément, quelle aubaine ! Plus besoin de justifier rationnellement ses réformes, plus besoin de répondre aux questions embarrassantes des journalistes, plus besoin d’assumer les conséquences de ses actes devant les parlements ou les organisations internationales, il suffit de dire n’importe quoi avec aplomb, et voilà !

Orwell avait imaginé un système politique qui détruisait le sens des mots afin d’empêcher l’expression des oppositions politiques ; la solution pour faire advenir le fascisme est en réalité beaucoup plus simple, il suffit de convaincre tout le monde que la réalité n’a aucune importance. On y est. Après dix ans de ce régime, tout le monde est paumé, le confusionnisme est généralisé, plus personne n’a confiance en la parole de qui que ce soit, le complotisme explose, et une grande partie de la population votera pour l’extrême-droite quoiqu’on dise ou fasse pour leur démontrer que c’est une erreur historique, puisque le concept même de démonstration est devenu inopérant.

C’était bien la peine de nous bassiner avec le devoir de mémoire, les commémorations, les manuels d’histoire, les « plus jamais ça », les milliers d’œuvres artistiques, du Journal d’Anne Franck aux méchants de Indiana Jones en passant par le Rhinocéros de Ionesco… Tout ça pour au final, élire un mec parce qu’il fait des vidéos rigolotes sur Tiktok et qu’il est bien coiffé sur les affiches.

Dépitée devant tant de dingueries, la République a rage quit la conversation et est partie faire du saut à l’élastique pour se changer les idées. Maintenant, il va falloir attendre le 7 juillet pour savoir si l’élastique était bien accroché.