Bethena

J’ai toujours aimé le ragtime. C’est un genre musical particulier, qui n’a été à la mode qu’une vingtaine d’années entre la fin du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale. Il a enfanté le jazz et dérive lui-même du cake-walk, qui était une danse syncopée que les esclaves Noirs avait inventé pour parodier les très sérieuses danses de salon de leurs maîtres. Le ragtime est la fusion de ce cake-walk et de la musique classique : des formes typiquement européennes mais avec des harmonies blues et des rythmes syncopés.

Une belle illustration en est cette jolie valse élégante et mélancolique de Scott Joplin. On ne peut pas faire plus européen et sérieux que la valse classique, et on ne peut pas faire plus ragtime que ces rythmes syncopés et ces enchainements curieux d’accords de septième et de neuvième…

Bethena, A Concert Waltz - Scott Jopin

L’incompréhensible engouement pour le vinyle

J’ai passé toute mon enfance et mon adolescence à écouter des disques vinyles, vu qu’il n’y avait rien d’autre à l’époque. Et vous savez quoi ? C’était de la merde. Littéralement de la grosse merde. La durée d’une face ne dépassait pas trente minutes, la plupart des œuvres classiques demandaient au moins deux faces, je ne parle même pas des opéras, il fallait au moins cinq ou six faces, c’était pas des enregistrements musicaux, c’était du saucissonnage. Il fallait se lever de son bureau sans arrêt pour aller retourner ou changer le disque, au bout de la troisième fois on avait la flemme et on laissait le disque tourner sans fin en silence dans le dernier sillon. Le son était pourri, ça manquait de dynamique, de définition et de bande passante, ça grattait, ça raclait, ça sautait, on avait l’impression d’écouter un orchestre situé sur un autre continent à travers une ligne téléphonique soviétique. Le support était fragile, il fallait être précautionneux pour ne pas le rayer, ne pas laisser la poussière s’accumuler dans les sillons, ranger les disques bien serrés verticalement dans le meuble pour leur ôter l’envie de gondoler. Plus on l’écoutait, plus les sillons s’usaient et plus le son devenait dégueu, un vinyle de quinze ou vingt ans d’âge était littéralement inutilisable. J’ai passé mes années de conservatoire à étudier des œuvres en m’esquintant l’oreille à essayer d’entendre, en vain, au milieu du magma sonore informe, toutes les notes que je voyais écrites sur les partitions.

Je pense que j’ai acheté un lecteur CD dès que j’ai pu, en 1984 ou 85, je ne me rappelle pas exactement. C’était la révolution. Plus besoin de se lever pour aller changer le disque au milieu d’une œuvre ! La définition sonore était impeccable ! Le support était quasi éternel ! Pour la première fois, j’arrivais à entendre toutes les notes des partitions, et même plus ! Je me rappelle de ce concerto pour hautbois où on entendait le bruit mécanique des clefs et la respiration de l’instrumentiste. Je me rappelle d’une messe de Bach où pendant les silences, on entendait la réverbération de la salle. Je me rappelle de mon émerveillement devant les violons qui pour la première fois avaient à peu près le même son au disque et au concert. (Je ne sais pas ce qu’il y a de particulier avec les violons, probablement une histoire d’harmoniques et de bande passante, mais c’est vraiment l’instrument qui avait le son le plus méconnaissable sur les vinyles…)

Je préfèrerais m’arracher un bras plutôt que d’écouter à nouveau de la musique enregistrée sur un disque microsillon. La passion actuelle pour le vinyle, pour moi, c’est à peu près aussi incompréhensible que si les gens décidaient de se déplacer en voiture à vapeur, ou de communiquer par télégraphe en morse, ou de se soigner avec les techniques chirurgicales du XIXe siècle. Ça n’a aucun sens. C’est complètement con. Une espèce de nostalgie, d’idolâtrie pour une technique dépassée n’ayant que des inconvénients. C’est indéfendable.

Vous voulez mon avis ? Les gens qui achètent des disques vinyles sont des gens qui n’aiment pas la musique.

Le dentifrice

N’importe quelle personne racisée le sait parce qu’elle l’a vécu dans sa chair : la police est raciste. Les réseaux sociaux dégueulent de témoignages et d’anecdotes qui le montrent : la police est raciste. Des dizaines d’articles dans la presse française et étrangère enquêtent sur cette réalité : la police est raciste. Des études du CNRS le prouvent : la police est raciste. Des ONG internationales alertent : la police est raciste. Même l’ONU s’inquiète de la situation chez nous parce que : la police est raciste.

Les émeutes ? La faute aux parents. La faute aux réseaux sociaux. La faute aux jeux vidéos. La faute à Mélenchon. La faute à l’ultra-gauche. La faute aux Black Blocks. La faute au trafic de drogue. La faute aux racailles, aux voyous, ces populations, ce sont presque des animaux, on l’a bien vu dans le film Bac Nord ! Tellement réaliste, ce film. Et neutre. Le racisme ? Ah non, rien à voir, d’ailleurs ni rien ni personne n’est raciste en France, puisque c’est interdit par la loi, puisque la République est Universelle, puisque le mot race a été banni de la Constitution[1].

Moi, je pense qu’un tel niveau de déni, d’aveuglement et de refus de comprendre, ça relève de la psychanalyse. Une sorte de mécanisme inconscient d’autodéfense pour gérer le décalage entre la réalité et ses croyances, ou quelque chose comme ça. Malheureusement, on ne peut pas envoyer une nation entière en thérapie, encore moins lorsqu’elle est en train de sombrer politiquement.

Tous ces gens qui soutiennent indéfectiblement la police quoi qu’il arrive, je pense qu’ils ont peur. Il y a tout un imaginaire collectif rassurant autour de l’ordre et de la sécurité. Il y a la certitude inébranlable que la Loi est Bonne et que la Police est là pour nous protéger des Méchants. C’est un fondement de nos sociétés, cette croyance en l’existence des Bons, des Méchants et de la Police entre les deux, alors si on perd ça, qu’est-ce qu’il nous reste ? Pourtant les exemples ne manquent pas de lois mauvaises[2] et tout le monde voit bien, plus ou moins confusément, que la police ne nous protège pas des méchants, mais qu’elle protège seulement certaines catégories de bons contre seulement certaines catégories de méchants[3]. (Pardon, je mets ma casquette anarchiste.) La loi ne dit pas ce qui est bon ou moral[4], elle sert à maintenir la hiérarchie sociale au profit des classes dirigeantes, et la police n’est pas au service des populations mais au service de ces dernières. (J’enlève ma casquette anarchiste.) Il y a même des sociologues qui commencent à s’intéresser à ce que fait concrètement la police de son temps et de ses financements. Spoiler : elle ne lutte pas contre le crime.

Un autre facteur est que si la République est Une, la Réalité est Multiple. Il y a encore une immense majorité de la population qui ne l’ayant pas vécu, n’a pas la moindre idée de la nature des relations entre les jeunes hommes racisés et la police. Ils ne savent pas le racisme, ils ne savent pas l’arbitraire, ils ne savent pas le harcèlement, ils ne savent pas les insultes. Ou bien, s’ils savent parce qu’ils ont lu quelques articles, ils ne le ressentent pas, ils ne se projettent pas dedans, ils n’ont pas la moindre idée de comment eux réagiraient dans cette réalité-là, ou s’ils en ont une idée, elle est naïve et ridicule. Des réflexions comme « si tu n’as rien fait, la police te laisse tranquille » ou « si un policier te demande un truc, tu obtempères sans discuter », ce sont des idées typiques de personnes qui n’ont justement jamais été confrontées à la police des quartiers.

Et puis il y a le cas des politiques, des préfet(e)s jusqu’au Président de la République, en passant par tous ces ministres, député(e)s et président(e)s d’Assemblées qui affirment envers et contre tout que la police est irréprochable. Ce sont des gens éduqués. Ce sont des gens qui ont lu les rapports et les articles. Ce sont des gens qui ont des conseillers. Ils savent. Simplement, ils savent aussi que les syndicats de police les plus virulents les tiennent (excuse my French) par les couilles. Dans le contexte actuel, la police est la seule chose qui les protège encore d’une population en colère. Ne pas soutenir les flics, même dans leurs demandes les plus farfelues, même quand ils réclament un régime d’exception exorbitant, même quand ils dérapent au vu et au su du monde entier[5], c’est prendre le risque que la police ne défende plus les institutions, ne garde plus les entrées des palais, ne fasse plus rempart à la colère populaire.

Tous les gouvernements depuis Sarkozy ont laissé les syndicats de police se radicaliser sans rien faire, voire l’ont encouragé parce que ça servait leurs projets politiques. Bon courage maintenant pour remettre le dentifrice à l’intérieur du tube.

Ascenseur pour les fachos

Absolument tout est horripilant chez les macronistes, mais le petit refrain qui me donne vraiment envie de casser des trucs en ce moment, c’est leur volonté de faire croire que si le RN monte, c’est de la faute aux Insoumis.

La logique derrière cette affirmation est que Mélenchon étant un repoussoir (on ne peut pas leur donner tort sur ce point…) le vote protestataire se reporte mécaniquement sur le RN. C’est sans doute vrai d’une minorité, mais globalement ça ne tient pas la route. D’abord parce qu’il y a des chiffres, en l’occurrence ceux du report de voix entre le premier tour et le second tour de la présidentielle 2022.

La grosse majorité des électeurs LFI s’est reportée sur Macron ou s’est abstenue. Seul 17 % ont basculé vers le RN. Le transfert de voix est faible (et d’ailleurs, il est plus important venant de LR). Les extrêmes ne se rejoignent pas, contrairement à ce dont on nous rebat les oreilles depuis vingt ans et de toute façon, LFI n’est même pas un parti extrémiste. Leur programme est moins à gauche que celui de Mitterrand en 1981 : pas question de nationalisations massives, pas question de supprimer l’enseignement privé, pas question de revenir sur la plupart des mesures économiques libérales de ces dernières décennies… Quand LFI commencera à parler de saisir les moyens de production, d’instaurer la dictature du prolétariat et de guillotiner des bourgeois, on commencera à s’inquiéter, mais pour l’instant je considère que toute personne qui place LFI à l’extrême-gauche est ipso facto disqualifiée pour parler sérieusement de politique. Les mots ont un sens et les idées ont une histoire.

D’autre part, les candidats protestataires ne sont pas interchangeables. Il y a des marqueurs idéologiques, des lignes de clivage qui sont difficilement franchissables. Et c’est normal. La gauche et la droite ne se contentent pas de proposer des programmes politiques différents, ce sont aussi et avant tout des interprétations du monde et des valeurs morales différentes et ça, ce sont des choses profondément ancrées en nous. On n’en change pas en un claquement de doigt. Bien sûr, des revirements individuels surviennent (exemples célèbres : Victor Hugo qui est passé des conservateurs royalistes à l’extrême-gauche, ou Fiodor Dostoïevski qui est passé du socialisme au nationalisme russe) et puis la fameuse fenêtre d’Overton bouge avec le temps, ce qui en modifiant ce qui est perçu comme normal ou acceptable, fait évoluer le côté où penche la majorité. On le constate d’ailleurs : depuis quarante ans, le gauche baisse inexorablement au profit de la droite. Mais globalement, la plupart des gens ne sont pas des girouettes. C’est bien connu, en France, les élections se jouent sur les 10 à 15 % d’électeurs volatiles, peu politisés, qui sont les seuls susceptibles de basculer.

Enfin et surtout, il faudrait revenir aux bases et se rappeler de cette vieille parabole de la paille et de la poutre. Si le RN monte, c’est parce que la majeure partie de la population est maltraitée : recul des droits des travailleurs, report de l’âge de la retraite, disparition des services publics, désertification médicale, inflation, explosion des inégalités économiques et sociales, etc. Et jusqu’à preuve du contraire, cette politique, ce n’est pas LFI qui la mène. Si le RN monte, c’est parce que ses thèmes, sa vision du monde, parfois littéralement son programme, sont banalisés en étant repris par les partis traditionnels : vocabulaire d’extrême-droite, succession de lois de sécurité intérieure répressives augmentant le pouvoir des flics au détriment de celui des juges, traitement de l’immigration, délires autour du wokisme, indulgence envers les actions des groupuscules fascistes, absence de projet sérieux sur les discrimination des minorités, etc. Sur absolument tous ces sujets, LFI tire la fenêtre d’Overton vers la gauche, à la différence des macronistes qui la tirent chaque jour un peu plus vers le pire. Si le RN monte, c’est enfin parce que plein de gens en ont marre d’être pris pour des cons en permanence. Ça a commencé avec Hollande, cette manie de faire voter des lois de destruction en prétendant envers et contre tout qu’elles étaient des lois d’amélioration, mais Macron a fait de cette pratique un art qui a culminé en apothéose sublime avec la réforme des retraites. Rendre les débats confus en violant constamment le sens des mots et en faisant comme si la vérité n’avait plus aucune importance, c’est littéralement du Orwell.

(Si le RN monte, c’est aussi parce que des médias et des réseaux sociaux font le pari du buzz et de la désinformation, parce que ça rapporte plus de clics que l’information honnête. Mais c’est un autre sujet.)

Bref, si le RN monte, c’est parce que le gouvernement joue avec le feu depuis des années, et à ce petit jeu-là, on va tous perdre.

Sur ChatGPT

Le principal danger des IA, c’est qu’on les prennent pour ce qu’elles ne sont pas. C’est de croire qu’elles possèderaient une connaissance illimitée sur tous les sujets, c’est de croire qu’elle possèderaient une intelligence supérieure qui les rendraient infaillibles.

Plein de gens ont intérêt à ce que vous croyiez ça. Parce qu’ils ont des trucs à vous vendre. Des logiciels pour remplacer vos employés, essentiellement. Des logiciels pour corriger vos textes sans avoir à payer de secrétaire, des logiciels pour faire des illustrations sans avoir à payer un graphiste, des logiciels pour écrire des articles sans avoir à payer des journalistes, des logiciels pour analyser des CV sans avoir à payer un service de ressources humaines, des logiciels pour rendre la justice sans avoir à payer ni juges ni avocats et même, c’est vertigineux, des logiciels pour écrire des logiciels.

Mais les IA génératives à la mode en ce moment, comme ChatGPT, ne savent rien faire de tout cela. Ces logiciels sont impressionnants, ils réussissent haut la main le test de Turing, ils peuvent faire illusion pour un observateur naïf, mais ils ne sont absolument rien d’autre (comme leur nom l’indique) que des générateurs aléatoires sophistiqués. Littéralement, ce sont des logiciels qui tirent des mots au hasard dans un chapeau.

Si vous demandez à ChatGPT qui a écrit le Boléro, il vous répondra Ravel. Pourquoi ? Parce qu’on lui a donné à digérer une quantité astronomique de textes dans toutes les langues et que dans ce corpus gigantesque, la probabilité que le mot « boléro » soit suivi par le mot « Ravel » est grande, alors que la probabilité qu’il soit suivi par le mot « Debussy » ou « Beethoven » est nulle. Alors quand vous lui parlez de boléro, ChatGPT consulte ses tables statistiques, il regarde ce qui est le plus probable, et il vous répond Ravel. Il ne fait rien de plus que ça. Il n’implémente aucun algorithme de représentation des connaissances. (Enfin rien de très poussé, disons.) Il ne sait pratiquement rien. Il ne sait pas ce qu’est un boléro ni qui est Ravel, ce sont juste pour lui des unités lexicales sans valeur sémantique.

C’est de la même façon qu’il écrit un français correct. Il n’a aucune connaissance de l’orthographe ou des règles grammaticales. (Même si sa sortie passe probablement par un correcteur performant pour éliminer les éventuelles fautes résiduelles.) Il reproduit juste les schémas statistiques qu’il a appris en lisant beaucoup de textes. Si on lui avait donné à bouffer du français plein de fautes de syntaxe, il produirait des textes plein de fautes de syntaxe. Coïncidence amusante : j’ai travaillé sur ce genre de modèle de langage, c’était il y a plus de vingt ans, et c’était pour un logiciel de dictée vocale. On faisait bouffer des gigaoctets de littérature à un modèle statistique dans l’espoir qu’ensuite, quand on prononçait /po/ /to/ /roz/ dans le micro, le logiciel de dictée écrive bien « pot-aux-roses » et non « poteau rose »…

Et même si ChatGPT pouvait se représenter des connaissances, il n’implémente pas non plus d’algorithme d’inférence logique pour en tirer des déductions. La preuve : les réseaux sociaux regorgent de copies d’écrans moqueuses où l’on voit une IA dire un truc et son contraire immédiatement après. Et hormis quelques cas simples, quand on l’utilise pour écrire du code, le code produit ne marche généralement pas.

Quel est le problème, alors ?

D’une part, en l’état actuel de l’art, ces logiciels sont stupides. Ce ne sont pas des bases de connaissance, ils sont incapables faire des déductions logiques. Autrement dit : ils sont hautement faillibles. Il n’y a pas davantage de vérité, de logique ou de sens moral dans un texte produit par une IA générative que dans un horoscope astrologique. Le danger n’est pas que ChatGPT soit intelligent, le danger est que suffisamment de gens le croient pour qu’au nom de la performance, du coût ou de la suppression des boulots pénibles, il remplace l’humain dans des domaines critiques.

D’autre part, ces IA doivent être entraînées. Elles ne font que produire aléatoirement des textes ressemblant à ceux dont on l’a nourrie. Si on les entraîne sur des textes bancals, elles produisent des textes bancals. Il y a donc tout un travail préalable de mise en forme, de conditionnement des données d’apprentissage. Pour l’avoir déjà fait pour le logiciel de dictée vocale dont je parlais, je peux vous dire que c’est un travail d’esclave. Ce sont des giga-octets de textes à lire pour en corriger toutes les fautes, en supprimer toutes les informations sensibles (noms, numéros de téléphone, adresses…), en uniformiser la présentation, etc. Et comme d’habitude quand il y a un boulot pourri à faire, c’est fait par des gens sous-payés et traités comme de la merde.

Un dessin fort à propos de Mœbius.
Un dessin fort à propos de Mœbius.

Enfin, se pose la question du plagiat. Les IA génératives ne créent rien, elles imitent. Elles sont très douées pour ça, mais ça reste de la simple imitation. Qu’en est-il du respect de la propriété intellectuelle des auteurs qui ont produit les textes sur lesquels l’IA a été entrainée ? Et aussi, dans un monde où beaucoup se satisfont de médiocrité, qui va vouloir encore payer des artistes qui travaillent lentement et exigent un salaire alors que ChatGPT produit de la prose acceptable au kilomètre pour un coût dérisoire ?

L’oiseau bleu

C’était bien, Twitter. Un peu agaçant, aussi. Mais incontournable. On pouvait y raconter des conneries avec les copains, y organiser des apéros et des soirées queer et des révolutions arabes et des stages de réparation de bicyclette en non-mixité. On pouvait y faire de la vulgarisation scientifique et de la critique littéraire. On pouvait y poster des photos de son chat ou de son chien. On pouvait réagir à des émissions de télé ou de radio en direct. On pouvait y trouver de l’information institutionnelle de proximité en suivant sa gendarmerie ou sa préfecture ou son opérateur de transport ; et toutes les grandes marques l’utilisaient (avec plus ou moins de bonheur…) pour gérer leurs relations avec leur clientèle. Il faudrait aussi citer les milliers de créateurs que Twitter a fait vivre, en leur offrant une audience et un moyen simple de faire leur publicité.

C’est fou quand on y pense, à quel point la plateforme était devenu un rouage de nos sociétés démocratiques. Et ce bel outil va donc disparaître, par le caprice d’un milliardaire incompétent et égocentrique. Parce que je ne donne pas cher de la plateforme.

L’argent, c’est le pouvoir. Et comme Musk possède une richesse colossale, il en tire un pouvoir de nuisance colossal. Juste parce qu’il a du fric et la maturité d’un gamin de 12 ans, le monde entier va perdre un outil qui était devenu essentiel pour beaucoup. Dans le genre nuisance, rappelons aussi qu’il a fait capoter le projet de TGV en Californie parce que Monsieur n’aime pas les transports en commun. C’est complètement irresponsable de notre part d’avoir laissé s’accumuler autant de pouvoir entre les mains d’une seule personne.

Notez que les politiques aussi, ont un pouvoir de nuisance colossal. (Coucou Pécresse, je te hais.) La différence, c’est que le personnel politique, lui, on l’a élu pour ça, et pour une durée limitée. On a collectivement décidé que telle ou telle personne avait des idées qui nous convenaient et on l’a collectivement mandatée pour gérer le bien public. Et si à la fin de son mandat, on n’est pas content, on la dégage. Alors que les milliardaires, eux, on ne les choisit pas et ils sont là à vie. Si on tombe sur des philanthropes humanistes, tant mieux. Si on tombe sur des crétins d’extrême droite, les dégâts sont considérables et on ne peut rien y faire. (Coucou la moitié des patrons de presse français.)

Les ultra-riches : nous emmerdent parce qu’ils disposent d’un pouvoir exorbitant sans aucune légitimité, polluent la planète, spolient tout le monde, touchent un salaire astronomique que ni leur utilité sociale ni leur productivité ne peut justifier. Pourquoi ça existe encore ?

C’est donc la grande migration de l’oiseau bleu vers l’éléphant ocre. Une critique récurrente qu’on peut lire, c’est que la décentralisation va créer des bulles idéologiques et du communautarisme, autrement dit, que les gens pourront se débrouiller pour ne plus être confrontés aux discours qui ne leur plaisent pas.

Il faut vraiment être centriste pour sortir des âneries pareilles.

Moi, en tant que pédé avec un nom juif et une tête d’arabe, ce n’est pas que je cherche à ne pas être confronté à des gens dont les discours ne me plaisent pas. Je cherche à ne pas être confronté à des gens qui littéralement pensent, disent et écrivent que je ne devrais pas exister. Excusez-moi de rechercher mon petit confort, hein. Et puis quoi, vous pensez vraiment que mon horizon politique va s’élargir, que mon sentiment d’appartenance à la République va s’approfondir et que le vivre ensemble à la française s’en trouvera ragaillardi parce que j’aurai accepté de lire les arguments des gens qui veulent me tuer ? J’ai dû rater un mémo, où est-ce qu’on a décidé que parmi les devoirs et obligations du citoyen, il y avait : écouter les gros cons ?

Sur Mastodon, chaque instance fixe ses propres règles de modération. Je n’ai aucun problème avec cette idée. Je suis heureux de savoir que mes pouets ne sont pas jugés selon des critères de vieux mâle blanc hétéro, et même s’ils ne le réalisent pas (les pauvres), tout plein de vieux mâles blancs hétéros sont heureux de savoir que sur leurs instances, leurs pouets ne sont pas jugés selon mes critères. Le véritable universalisme, la véritable inclusion, c’est ça : un outil où chacun trouve sa place. Pas un outil où tout le monde doit se conformer à un même ordre unique.

L'ombre du Z

La seule et unique raison pour laquelle il y a un candidat fasciste à l’élection présidentielle, c’est parce que les médias lui donnent la parole. C’est aussi simple que cela. (Ouais, c’est un candidat fasciste. Vérifie la définition dans un dictionnaire si t’as un doute, avant de venir me les briser.)

Alors évidemment, dire qu’on devrait censurer des gens, qui plus est un candidat à une élection nationale, ça heurte le démocrate bisounours qui sommeille en chacun des habitants du Pays des Lumières. Enfin surtout les habitants mâles qui ont un nom français, qui mangent de la charcuterie et qui aimer coucher avec des meufs, parce que les autres, ils et elles s’en prennent tellement dans la gueule à chaque discours que ça les choque pas trop, l’idée qu’on pourrait essayer de colmater le robinet à merde. Au contraire.

Le principe du fascisme, c’est de pirater le système, de retourner les outils de la démocratie contre elle-même. Et ça fonctionne. Les médias invitent les candidats d’extrême-droite à des débats, dans la plus pure tradition démocratique de liberté d’expression et d’égalité des temps de parole, afin de confronter les idées des uns et des autres, dans l’espoir que le citoyen se forge une opinion éclairée, bla bla bla. Sauf que le fascisme ne marche pas comme ça, et s’il en faut un exemple récent, Donald Trump en a été la parfaite illustration : le débat est perdu d’avance parce qu’on ne joue pas avec les mêmes règles. Ces gens ne cherchent pas la vérité, ils se foutent de la réalité et des raisonnements logiques, ils ne veulent pas avoir raison, ils veulent juste avoir le pouvoir et leur façon de l’obtenir est de noyer tout le monde sous la merde. Littéralement. Les mecs balancent tellement d’horreurs, c’est un feu nourri, une mitraille, une pluie d’obus, on n’a même pas fini de débunker une connerie qu’il y en a déjà deux, trois, cinq, dix autres qui suivent le lendemain, les prénoms français, l’endoctrinement LGBT à l’école, le roman national, les femmes voilées, la menace islamiste, le wokisme à l’université, Besançon qui ne veut pas fêter Noël, la cancel culture, on ne peut pas suivre et pendant ce temps non seulement on ne parle pas d’autre chose, mais en plus, vu la surface médiatique que ces « débats » offrent, ces idées rencontrent toujours davantage de terrains fertiles, elles essaiment et la peste se répand. Toni Morrison disait que le but du racisme, c’était de nous faire perdre notre temps. C’est exactement ça et n’importe quel militant de n’importe quelle minorité l’a expérimenté.

Oui, je parle de merde et de peste. À un moment, il faut appeler les choses par leur nom et arrêter de s’accrocher aux valeurs de tolérance et de respect, parce que les fascistes, eux, ne jouent pas sur ce terrain-là. Une militante PS (Haha, le PS… Je vais m’abstenir d’en rajouter…) tweetait l’autre jour qu’il ne fallait pas avoir peur du débat et que la parole des fascistes ne valait pas moins que la nôtre. Alors je suis désolé choupette, mais en fait, si. On n’est pas en train de parler du prix de l’essence ou de la meilleure façon de cuire la saucisse de Morteau, là. On est en train de parler de droits humains, d’éthique, de morale. On est en train de parler de politiques qui conditionnent le fait que des gens se noient ou pas dans la Manche ou la Méditerranée, par exemple. On est en train de parler de savoir si oui ou non, tous les habitants du pays, les hommes, les femmes, les gays, les lesbiennes, les trans, les citadins, les périurbains, les immigrés, les handicapés, ont les mêmes droits juridiques, par exemple. Prendre position dans ce genre de débat, ce n’est pas une question d’opinion politique, c’est une question d’être ou pas une grosse ordure. Donc non, toutes les paroles ne se valent pas. Un certain nombre de ces paroles sont même littéralement illégales, pour preuve, le candidat dont on parle a été plusieurs fois condamné par la justice. Et puis ce débat démocratique que vous chérissez tant, vous l’imaginez comment ? « Pardon monsieur le nazi, vous vous trompez, le grand remplacement n’existe pas, il n’y a que 7,5% d’étrangers en France — Ah oui, vous avez raison, au temps pour moi, je me suis trompé, du coup j’arrête immédiatement d’être raciste. » Juste LOL.

Un refrain classique chez les éditorialistes et les philosophes médiatiques (et aussi chez mon patron, qui en tant que gros PDG de droite se trouve avoir ses entrées chez un journal de droite où il publie régulièrement des chroniques de droite) consiste à dire que les antifascistes sont les nouveaux fascistes, puisqu’ils prônent la censure. Et les mecs sortent ça avec aplomb, tout contents de leur trouvaille ! C’est exactement le même problème qu’avec la militante PS dont je parlais plus haut : c’est un raisonnement purement technique sur le fonctionnement du débat public, qui fait semblant de ne pas voir la nature profondément morale de ce dont on parle. Encore une fois, il n’est pas question de censurer des recettes de saucisse de Morteau mais de limiter l’expression d’idées haineuses. Si vous ne voyez pas la différence entre un discours encourageant la violence légale, psychologique et physique envers une partie de la population, et un discours visant par tous les moyens à éviter que cette violence n’advienne, allez faire réviser votre boussole. (Et en attendant, fermez-la.)

Après l’épisode Trump, de grandes plateformes internet ont pris le parti de censurer les contenus d’extrême-droite. C’est assez critiquable parce que cela se fait à la discrétion d’entreprises privées, sur des critères opaques et fluctuants, sans passer par un juge, mais ça fonctionne. (Voir ceci et ceci, par exemple.) Il faut ajouter que bannir l’extrême-droite d’une plateforme telle que YouTube, c’est aussi réduire ses revenus financiers, et donc ses moyens d’action. On attend donc la même lucidité de la part des grands médias traditionnels. Et autant je peux comprendre que certains groupes privés, détenus par des grandes fortunes qui ont tout intérêt aux régimes autoritaires, favorisent les discours fascistes (lire à ce sujet L’ordre du jour d’Éric Vuillard), autant la complaisance de France Inter ou de France Info est impardonnable.

Des abats et des vaccins

Au siècle dernier, j’ai travaillé un moment dans l’animation socio-culturelle et entre autres activités, je me suis retrouvé à animer des centres d’accueil pour adolescents, des formations BAFA, des stages pour adulte, etc. Je m’étais alors beaucoup intéressé à la pédagogie et à la dynamique des groupes et parmi les nombreux bouquins et articles que j’avais lus, une expérience m’a marqué.

En 1943, les États-Unis expédient la majeure partie de leur production de viande sur les différents fronts pour y nourrir les soldats. La viande de bonne qualité devient alors rare sur le marché intérieur et son prix explose. Craignant que de nombreux foyers américains ne puissent plus s’en offrir et que la population développe des carences alimentaires (oui, la diététique n’accordait pas beaucoup de valeur aux protéines végétales, à l’époque…), le gouvernement lance de grandes campagnes médiatiques pour inciter les ménagères à cuisiner des abats. C’est un échec. Les mères de famille refusent de servir des morceaux aussi peu nobles à leurs enfants, et puis c’est le pays le plus riche du monde ici, on ne va quand même pas s’abaisser à manger les déchets habituellement destinés aux pauvres et aux bêtes, non mais ho !

C’est là qu’entre en scène Kurt Lewin. Plutôt que des campagnes publicitaires, ce psychologue organise des groupes de paroles avec des ménagères, où des diététiciens viennent exposer l’importance de réserver la viande de bonne qualité aux soldats, où des économistes viennent exposer les facteurs économiques en jeu, où des cuisiniers viennent proposer des recettes pour accommoder les abats, etc. La discussion est libre, chacune donne son avis, pose des questions, propose des idées. Résultat : une semaine plus tard, un tiers des ménagères ayant participé à ces groupes de discussion se sont mises à servir des abats à leur famille. Encore mieux, en discutant avec leurs amies, leurs voisines, leurs relations proches, elles convainquent de nouvelles personnes n’ayant pas participé à l’expérience initiale de succomber à cette nouvelle mode patriotique de manger des abats pour soutenir l’effort de guerre. Le succès est total.

C’est que Kurt Lewin a une théorie : il est plus facile de changer les habitudes d’un groupe de personnes que les habitudes d’une seule personne. Pourquoi ? Parce que dans le second cas, il y a une relation d’autorité unidirectionnelle, ce qui ne laisse pas de place à la négociation, peut froisser les égos et suscite de la défiance ; alors que dans le premier cas, les différents membres du groupe peuvent discuter entre eux, entre personnes de même niveau « hiérarchique », évoquer leurs blocages sans crainte d’être jugés par un supérieur, se convaincre mutuellement, et au final suivre plus facilement une décision qui leur apparait comme collective et négociée plutôt qu’imposée d’en haut.

Sur cette expérience, vous trouverez plus de détails par ici. Sur la propagande mise en place par le gouvernement, et notamment comment les bouchers ont remplacé le terme peu ragoutant de organ meat par celui plus neutre de variety meat, cet article est très bien.

Mais pourquoi vous raconté-je tout ceci ? Parce qu’il me semble que la campagne de vaccination fonctionnerait beaucoup mieux si les gens aux commandes de notre beau pays troquaient leur autoritarisme contre quelques notions de psychologie sociale…

Journée internationale du pink washing

Comme tous les ans, le 17 mai est donc la journée internationale du pink washing, et c’est particulièrement vrai en cette année électorale où se télescopent la campagne des régionales et celle des présidentielles.

Un moment, je me suis dit que ce n’était pas utile de pointer l’hypocrisie de tous ces politiciens qui se branlent de l’homosexualité toute l’année, voire qui s’affichent avec des homophobes et qui soudainement, par la magie du 17 mai, deviennent l’espace d’une journée très concernés par nos problèmes. Et puis finalement, si. C’est utile. C’est même très utile de rappeler que Pécresse a défilé avec la Manif pour Tous et que depuis son arrivée à la tête de la région, elle a baissé les subventions aux associations LGBT et supprimé les bourses d’études en socio qui s’intéressaient au genre et aux discriminations, c’est très utile de rappeler que Moudenc était en tête de cortège dans la Manif pour Tous, c’est très utile de rappeler que Macron n’a toujours pas fait voter la PMA pour toutes, que son gouvernement expulse des réfugiés LGBT vers des pays homophobes et que sous son quinquennat la France a reculé dans le classement de l’ILGA, c’est très utile de rappeler que plusieurs ministres de ce gouvernement et une foule de hauts responsables politiques sont des homophobes notoires.

Mais surtout, ce qui me frappe, c’est que les mesures proposées (même si elle n’étaient pas purement électoralistes, même si par chance elles parvenaient à se concrétiser) sont à côté de la plaque.

Macron nous conseille d’aimer qui on veut. Excuse-moi, mais d’abord, tout le monde te déteste alors ferme-la et ensuite, on ne t’a pas attendu pour aimer qui on voulait, mon chou. Le problème n’est pas vraiment qu’il est interdit d’aimer, mais qu’on soit obligé de se cacher pour le faire sous peine de discrimination ou de se faire casser la gueule. Schiappa, elle, a dû le comprendre, puisqu’elle propose de mettre des flics partout. Alors. Comment dire. Primo, on ne veut pas de flics, les flics c’est fasciste et ça sert à faire respecter l’ordre bourgeois, qui en l’occurrence est homophobe, donc je ne vois pas bien comment ça pourrait améliorer quoi que ce soit. Deuxio, ça réduit l’homophobie à des comportements individuels que l’on pourrait traquer et punir, d’ailleurs c’est bien connu, on a éradiqué le racisme en le rendant illégal et en punissant les individus racistes, alors ça devrait marcher pareil pour l’homophobie, non ? Alors ma petite Marlène, tes flics, tu les remballes et tu les gardes pour tes romans pornos, c’est un bon filon, il y a plein de gens que l’uniforme et les grosses matraques font bander. Pécresse et plein d’autres nous proposent la main sur le cœur de défendre nos droits. C’est gentil, mais outre que ces tartuffes ont historiquement toujours voté contre nos droits quand il était question de les étendre, je ne crois pas que le problème se situe fondamentalement sur le terrain du droit. Bien sûr, il manque encore la PMA pour toutes, le changement de prénom facilité pour les transgenres, l’interdiction des thérapies de conversion, et plein d’autres choses encore qui amélioreraient ponctuellement le quotidien des gens. Mais ce que je veux dire, c’est que le principal problème auquel tous les LGBT font face, c’est la stigmatisation et la discrimination : dans l’espace public, en famille, sur le lieu de travail, dans l’accès au logement, etc. Or cette discrimination est déjà punie dans le droit français. Qu’est-ce que vous voulez faire de plus sur ce terrain-là ?

Même des candidats honnêtes et remplis de bonne volonté sont souvent à côté de la plaque. « Garantir l’intégrité physique et morale des enfants intersexu·é·s », ça en jette mais c’est vague et concrètement ça ne veut rien dire si on ne dit pas par quels moyens. « Garantir des recherches universitaires sur ces sujets », c’est de bonne guerre parce que ça vise directement Pécresse mais ça reste assez limité en terme d’impact sur ma vie quotidienne. « Garantir la reconnaissance des couples homoparentaux par l’administration », c’est déjà le cas depuis 2013 même si en pratique, les individus qui font tourner le mammouth sont parfois un peu réticents à changer leurs habitudes. « Financer des formations pour lutter contre les discriminations au travail », c’est un grand oui bien sûr, mais j’ai une croyance assez limitée en l’efficacité à grande échelle de ce genre de mesure. Si c’est aussi efficace que les stages de récupération de points pour le permis de conduire…

Non, la seule mesure efficace, on la connait tous, serait de changer les mentalités, changer l’image même de l’homosexualité. On l’a fait pour la cigarette, qui est passée en cinquante ans d’accessoire cool et indispensable à truc ringard qui pue et qui donne le cancer ; mais ça demande des campagnes de prévention massives, des interventions en milieu scolaire, des lois radicales, et un putain de courage politique, parce que oui, changer les habitudes de la population, même si on a de bons arguments pour le faire, même si c’est pour aller dans le sens du progrès, ce n’est pas populaire. Et franchement, vu les tempêtes de merde qu’on se tape dès qu’une association placarde des affiches un peu explicites dans les rues ou qu’un manuel pédagogique parle d’homosexualité au collège ou au lycée, je ne crois pas qu’il y ait à l’heure actuelle un·e seul·e politique qui serait capable de mener un tel programme.

Beloved

J’avais déjà lu Beloved de Toni Morrison au siècle dernier, mais les analyses qu’en donne régulièrement Claire Placial sur Twitter m’ont donné envie de le relire. Grand bien m’en a pris !

Beloved, c’est un roman de points de vue. Il y a plein de points de vue, fragmentés, éclatés, d’ailleurs ça demande un effort certain au lecteur pour tout connecter et remettre les événements racontés dans un ordre qui se tienne, la narration saute d’un « je » et d’un « il » à l’autre, et tous ces morceaux finissent par s’assembler pour tisser un grand motif : l’esclavagisme aux États-Unis après la Guerre de Sécession. Pour faire tenir le tout, ces fragments de réalisme historique bien ordinaires sont cousus ensemble par un fil conducteur extra-ordinaire : le fantôme de Beloved, le bébé que Sethe, une jeune fille noire, a tué pour lui épargner une destinée d’esclave.

À mon sens, la force de ce roman (tout comme les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar) est qu’il ne relate pas des événements historiques comme le ferait une simple chronique, mais qu’il explore l’intime. Il met le lecteur dans la peau des personnages. Il donne à ressentir de l’intérieur. Il ne s’agit pas de décrire le système esclavagiste ni même la vie des esclaves : ça a déjà été fait mille fois. Il s’agit de faire prendre conscience de l’effet que cela fait d’être un esclave, d’être traité comme un bien meuble, d’être vendu ou troqué, d’être assimilé à un animal dont on peut se débarrasser quand on estime qu’il est mauvais ou que l’on n’arrivera jamais à le dresser, de n’avoir aucun droit, d’être réduit à sa force de production pour les hommes et de reproduction pour les femmes… La plupart des scènes sont glaçantes. On sait que ça a existé, mais pour la plupart d’entre nous, c’est un savoir théorique, un chapitre dans les livres d’Histoire ; les vivre ainsi de l’intérieur donne aux événements une dimension tout à faire différente.

Mais le véritable coup de génie réside dans la nature totalement subversive du texte : Toni Morrison est une autrice Noire, qui par l’intermédiaire de personnages Noirs, parle des Blancs. Elle les dissèque, analyse comment ils pensent, comment ils vivent, ce qu’ils font, ce qu’ils ne font pas, etc. Il s’agit d’un retournement complet du mode de pensée occidental puisque dans ce roman, les Noirs deviennent le point de vue central, neutre, universel, et les Blancs deviennent le sujet d’étude. Le choix d’un fil conducteur surnaturel (un fantôme qui hante la maison et les personnages) est un autre coup de génie : ça hisse le récit au lieu de le laisser à la simple hauteur des faits, et en même temps, en lui donnant une touche « irréaliste », ça contribue probablement à le rendre acceptable.

Lire ce roman aujourd’hui, dans la France de 2021, a eu pour moi une résonance tout à fait particulière, alors que l’on dérive tranquillement vers un universalisme autoritaire (et qui s’apparente donc plutôt à un impérialisme), alors que le gouvernement qualifie de séparatiste tous les points de vue minoritaires et présente un projet de loi pour les réprimer, alors que toute pensée non laïque (dans un sens très restrictif du terme, de surcroit) est suspecte d’anti-républicanisme, alors que les éditorialistes s’étranglent dès qu’on rappelle le passé colonial de la France, alors que les intellectuels et les militants qui analysent les mécanismes du racisme sont accusés d’être les vrais racistes, alors que le Sénat vote des amendements quasi ségrégationnistes… Je relisais les critiques de l’époque : elles sont dithyrambiques. D’ailleurs, la légende affirme que c’est ce roman en particulier qui a valu à Toni Morrison son prix Nobel de littérature. Mais je pense que cette réception n’a été possible que parce qu’aussi bien le livre que son contenu sont lointains, détachés : les événements racontés et le fait d’avoir choisi de les raconter, tout cela se passe aux États-Unis. L’Europe adore critiquer les Américains, les regarder d’un air condescendant et supérieur en mode « ils sont fous ces Américains, nous, nous sommes civilisés, notre République ne voit pas les couleurs, etc. » Mais en réalité, si publier un tel livre dans l’ambiance actuelle serait certes possible, parce que les éditeurs adorent le scandale et le clic bait, ça vaudrait à son autrice une campagne de harcèlement médiatique et un procès en séparatisme anti-républicain par la majeure partie du personnel politique.

C’est sans doute la raison pour laquelle, plus que jamais, il faut lire ou relire ce genre de littérature.

L’homophobe et l’homosexuel refoulé

Madmoizelle publie un article qui propose d’en finir avec le cliché de l’homophobie qui serait due à une homosexualité refoulée. Je ne suis pas en opposition avec tout ce qui est dit dans l’article, mais certains raccourcis me gênent.

La question centrale, bien sûr, est celle de l’origine de l’homophobie. Je suis convaincu que l’immense majorité des homophobes le sont par simple conformisme ou mimétisme social : nous vivons dans une société homophobe, ça commence dès l’école où pédé est l’insulte la plus banale et où ne pas être viril est pour un garçon la honte ultime, et il n’y a pas grand mystère à ce qu’une telle société homophobe produise des individus homophobes. Maintenant, qu’en est-il du cas particulier de ces homophobes qui se révèlent finalement homosexuels ? Il faut bien avouer que les exemples ne manquent pas. On voit régulièrement dans la presse américaine des sénateurs anti-gay se faire outer par d’anciens amants, d’après le livre-enquête Sodoma de Martel, 70% des cardinaux du Vatican sont gays et en particulier les plus bruyants sur la question LGBT, le théoricien de l’homophobie Tony Anatrella a été accusé d’attouchements par plusieurs hommes, pas plus tard qu’il y a 2 ou 3 mois, le directeur d’une grande école catholique parisienne à la politique ouvertement homophobe a dû démissionner parce qu’il aimait bien les jeunes garçons, le terroriste d’Orlando avait semble-t-il des tendances homos, plein de gourous à la tête des « stages de guérison » de l’homosexualité ont des accusations d’attouchements au cul par leurs anciens patients… Et ça ne date pas d’hier, dans un registre plus léger, l’histoire du comte Eugène le Bègue de Germiny m’amuse beaucoup.

Ce que je veux dire, c’est qu’il y a tout de même un pattern récurrent qui pourrait faire penser qu’on a là plus qu’un simple cliché éculé. Je ne dis pas que tous les homophobes sont des homosexuels refoulés, je ne dis pas non plus que l’homosexualité refoulée est une explication valable à l’homophobie, je suis juste frappé de constater que beaucoup d’homophobes virulents, revendicateurs, ceux qui en font une véritable obsession et un combat politique, finissent souvent par s’avérer gays. Ça m’interpelle et ça m’intrigue, du coup ça me chagrine qu’on m’intime de ne plus en parler.

L’article expose également qu’expliquer l’homophobie par l’homosexualité refoulée est une psychologisation, ce qui à tendance à entrainer une dépolitisation du problème. (Je suppose que par psychologisation il faut comprendre pathologisation, vu que psychologisation est assez vague : tout est psychologique, en fin de compte.) Pour moi, un tel raisonnement est vraiment un non sequitur. Entre constater qu’il y a des homos refoulés et leur diagnostiquer une pathologie mentale, il y a un pas que je n’ai vu personne franchir. Comme déjà dit, notre société est homophobe, et ça me parait au contraire être un processus de défense tout à fait naturel, et pas du tout pathologique, de vouloir se cacher (ou cacher aux autres) que l’on est ce que l’on nous a appris à détester. Quant à la dépolitisation, même dans l’hypothèse extrême (que personne ne fait je pense) où l’on considérerait que l’homosexualité refoulée était l’explication systématique à l’homophobie, ça n’empêcherait pas de voir et d’analyser que ce refoulement est entièrement dû à des questions politiques, et soluble par des mesures politiques.

Enfin, et c’est sûrement pour cela que cet article m’a touché, le hasard fait que je viens tout juste de publier un recueil de nouvelles où plusieurs personnages sont des homophobes homosexuels. Comme le dit très bien l’article, c’est quelque chose de récurrent dans la fiction et j’avais donc envie de donner mon point de vue d’auteur sur le sujet. Or donc, pourquoi ce genre de personnage est souvent central ? Mais parce que c’est hyper intrigant, pardi ! On veut savoir ce qui se passe dans la tête du type qui déteste les pédés alors que lui-même suce des bites ! Quelles sont ses motivations, est-ce qu’il fait ça consciemment ou pas, comment fait-il pour réconcilier ces deux versants de sa personnalité… Et il y a matière à exploration littéraire tant le sujet est vaste. L’un de mes personnages est homophobe par pur conformisme social et est chamboulé lorsqu’il découvre qu’il est sexuellement attiré par son voisin ; un autre est homophobe par réflexe de survie, parce qu’il vit dans un milieu où ne pas être homophobe est suspect d’homophilie, et l’homophilie est littéralement une menace de mort à court terme ; un autre est convaincu de l’immoralité de sa propre orientation sexuelle et la cache parce qu’il trouve inconvenant d’exhiber ses vices. De même qu’on ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure, on ne fait pas de la bonne fiction avec des personnages sans tourments… Et pour en revenir à cette histoire de dépolitisation, je serais complètement passé à côté de mon but si on me disait que ces quelques modestes nouvelles ne sont pas politiques.

Ce qui est fascinant, c’est qu’on débat, on discute, on écrit des œuvres de fiction à n’en plus finir alors qu’au fond, j’attends toujours une définition claire de l’homosexualité…

Confinement

On arrive au bout du confinement. Enfin, du premier confinement. Parce que je sens que ça ne va pas être le dernier.

Le PQ et la farine sont devenus des produits de première nécessité. On se lave les mains sans arrêt. On change de trottoir si par malchance on croise quelqu’un pendant sa promenade quotidienne et proximale dérogatoire limitée à une heure. On regarde tout le monde avec suspicion dans les magasins, surtout horresco referens les gens qui toussent. On applique des procédures de désinfection digne d’un laboratoire P4 dès qu’on revient du monde extérieur. On prend sa température dès qu’on a le moindre symptôme respiratoire, 36,7°C, ouf, c’était juste encore cette foutue allergie au pollen. Les blogs ressuscitent. Les émissions de télé sont filmées à domicile avec des téléphones portables. La mode capillaire s’inverse : on se rase la barbe à cause des masques et on se laisse pousser les cheveux à cause de la fermeture des coiffeurs. Le chat est content, il peut avoir des gratouilles à toute heure de la journée. Tout le monde vire communiste et publie gratuitement des trucs et des machins sur internet.

Mon client actuel m’a passé à mi-temps. Ça m’agace, un peu pour la perte de salaire, beaucoup pour le principe ; on se casse le cul à bosser pour une boîte et au premier coup dur, on nous fait comprendre qu’on est dispensable. C’est d’autant plus énervant que je bosse dans le département R&D dont l’activité n’est pas touchée et où tout peut se faire en télétravail sans perte de productivité (voire au contraire). S’ils versent des dividendes cette année, le jour de la reprise, j’y retourne avec une batte de base-ball.

Du coup, avec tout ce temps libre, je travaille consciencieusement, une par une et dans l’ordre, les sonates de Mozart au piano. J’en suis à la treizième. (J’avoue n’avoir fait que survolé certains mouvements de certaines sonates, comprenant assez vite qu’ils n’étaient pas à ma portée…) Les répétitions de l’orchestre d’harmonie où je joue sont interrompues, mais je répète ma partie d’euphonium en accompagnant des vidéos YouTube d’orchestres qui jouent les mêmes morceaux. L’autre jour, je me suis dit qu’on pourrait reprendre les répétitions après le 11 mai, si on faisait un peu attention et si tout le monde portait un masque ; et puis j’ai réalisé qu’à l’exception du percussionniste, 100% des instruments d’un orchestre d’harmonie se jouent avec : la bouche.

Après des années de procrastination acharnée et d’efforts aléatoires, j’ai fini d’écrire mon bouquin. Des histoires de pédés. En attendant que la boîte de reprographie près de chez moi rouvre, afin que je puisse faire imprimer et relier un exemplaire pour envoyer à l’éditeur, j’alterne les phases d’excitation totale et les phases de doute profond où je me dis que je ne vais quand même pas faire perdre du temps à un comité de lecture avec mes élucubrations.

Depuis quelques années fleurissent de nouveaux médias sur internet : Les Jours, AJ+, StreetPress… Leur succès s’explique par une raison très simple. Ils font le boulot que beaucoup de grandes rédactions ne font plus, voire n’ont jamais fait : donner la parole aux minorités. Les jeunes de banlieue, les immigrés, les étrangers (en situation régulière ou pas), les prisons, les LGBT, etc. Et pendant ce confinement, mes deux seules fenêtres vers l’extérieur que sont internet et la télévision ne semblent pas ouvrir sur le même monde. Tandis que l’une alerte sur la catastrophe majeure qui frappe les populations défavorisées, à cause des salaires réguliers qui baissent et de la raréfaction des revenus complémentaires qui permettaient jusque-là de survivre (boulots au noir, ménages, petits trafics, etc.), l’autre ne s’intéresse qu’à Marie-Chantal, propriétaire d’un centre équestre, ou à Corentin et Timothée, deux frères qui ont choisi de passer le confinement sur l’île d’Ouessant où la famille possède une résidence secondaire. Je crois qu’en cinquante jours de confinement, je n’ai vu qu’un seul reportage qui s’intéressait à autre chose qu’à la situation des classes moyennes et supérieures… (Sur France 3, un reportage dans une prison.) La pauvreté et la détresse sont invisibles pour ceux, probablement la majorité des Français, qui ne s’informent que par les JT de 20 heures ; ce sont ceux-là qui aux prochaines émeutes sociales ne comprendront pas d’où ça tombe et voteront pour encore plus d’ordre et de sécurité, impulsant des politiques qui aggraveront encore davantage la fracture.

UX

Je ne voudrais pas faire mon vieux con, mais les appareils électroniques, c’était mieux avant. J’imagine que c’est l’évolution du monde. Avant on faisait de l’analogique et les appareils étaient conçus par des ingénieurs compétents. Aujourd’hui on fourre un PC sous Linux dans tous les appareils et les interfaces sont conçues par le service marketing, dont la principale préoccupation n’est pas de faire un appareil agréable à utiliser, mais un appareil qui se vend, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, même si ça se recoupe pas mal.

Premier problème d’avoir remplacé l’électronique analogique par du logiciel : le temps de démarrage. Allumer un appareil à transistor, c’est instantané. Allumer une chaine HiFi ou un home cinema actuel, ça demande une dizaine de secondes, le temps que le Linux à l’intérieur démarre. Rien que ça, devoir attendre la télécommande à la main que l’appareil réponde, ça m’horripile. Le pire, ce sont les appareils qui mémorisent les touches appuyées. Vous avez allumé votre lecteur, puis impatiemment et sans succès appuyé N fois sur le bouton d’ouverture du tiroir, votre DVD à la main, et soudain, l’appareil qui a fini de s’initialiser décide de répondre : en ouvrant et refermant N fois de suite le tiroir sans que vous puissiez rien faire pour l’arrêter.

Ensuite, il y a l’ergonomie et l’expérience utilisateur. Par exemple, lire un CD avec la chaine HiFi que j’avais achetée dans les années 90, ça se résumait à :

Lire le même CD avec la chaine que j’ai achetée l’année dernière en remplacement de celle-ci malheureusement défunte, c'est sensiblement moins immédiat et plus mauvais pour mes nerfs :

Ajoutons que les logos sur les boutons sont très petits et stylisés à l’extrême, ce qui est certes esthétique, mais fait que l’on se trompe assez régulièrement de bouton dans les manipulations. Et si jamais il vous prenait l’idée saugrenue de faire tout ceci non pas sur la chaine mais depuis la télécommande, ajoutez une bonne seconde de délai après chaque pression sur les touches, le temps que ça réagisse. Peut-être que l’air chez moi possède des propriétés particulières qui ralentissent la propagation des ondes de la télécommande, allez savoir.

(L’ergonomie n’est pas le seul défaut de cette chaîne, loin de là. La fonction Bluetooth est tombée en panne au bout d’un mois, il y a un bug dans le firmware qui fait que parfois, elle s’éteint toute seule au beau milieu de la lecture, la télécommande déconne complètement, bref, c’est une daube intersidérale. On pourrait se dire qu’il s’agit d’un cas isolé, mais non, tous les appareils que j’ai remplacés récemment ont des problèmes similaires : lecteur DVD, four à micro-onde… Et je préfère ne pas aborder le sujet des claviers « papillons » des MacBook, ça va m’énerver.)

Alors pourquoi tant de haine ? Eh bien, je ne sais pas. Je dirais bien qu’il s’agit d’un symptôme visible de la toxicité du monde du travail actuel, mais je ne pense pas que ce mal-être soit universel, il touche surtout les start up et les chaînes HiFi ne sont pas conçues par des start up. Ou bien ce sont de savants calculs d’optimisation de la rentabilité, où il s’agit de faire les produits les moins chers possibles qui soient encore acceptés par les clients. Ou bien les ingénieurs actuels sont moins compétents que les ingénieurs d’il y a trente ans, ce qui est possiblement vrai en moyenne, puisque la demande explosant et les salaires étant attirants, plein de gens qui n’ont pas forcément la « vocation » s’engagent néanmoins dans cette filière. Ou bien les boîtes embauchent des UX designers mais ne les écoutent pas, parce qu’on sait bien qu’en entreprise, on n’écoute pas les gens compétents mais les gens qui ont un gros égo.

Ou bien un peu tout ça à la fois.

Gammes

Je ne connais pas un musicien qui, au moins à ses débuts, ne s’est pas demandé pourquoi il y avait plusieurs écritures possibles pour la même note : do et ré, mi et fa, do𝄪 et ré, etc. Ce qui semble une complexité superflue ou un formalisme pédant est en fait dicté par la théorie musicale et s’explique très logiquement. Do et ré sont certes homophones, ce sont deux notes de même fréquence sonore (en tout cas sur un instrument à tempérament égal, mais je ne vais pas entrer dans ces considérations pour ne pas compliquer les choses), elles s'obtiennent avec la même touche sur un piano et avec les mêmes pistons sur une trompette, mais elles n’ont pas la même fonction, pas le même rôle musical.

Au commencement, il y a la gamme naturelle que tout le monde connait : do ré mi fa sol la si. J’expliquerai peut-être un jour d’où vient cette gamme, pourquoi elle mérite ce qualificatif de « naturelle » et pourquoi elle façonne la musique occidentale depuis deux mille ans. Ou pas. Parce que c’est effroyablement complexe et que ça soulève des questions aux confins des mathématiques, de l’acoustique et de la musique. Mais quoi qu’il en soit, tout part de cette gamme.

Ce qui est intéressant, ce qui donne la couleur de cette gamme et de toute la musique qui en découle, c’est qu’il n’y a pas le même intervalle entre chaque note, qu’on appelle aussi « degré ». Pour déterminer cet intervalle, on peut simplement compter le nombre de touches consécutives qu’il faut franchir (en comptant les touches noires) pour monter d’un degré à l’autre sur un piano. Pour passer de do à ré, il faut franchir deux touches, de ré à mi, deux touches également, de mi à fa, une seule touche, etc. Franchir une touche correspondant par définition à un demi ton, on peut dresser le tableau suivant :

Maintenant, que se passe-t-il si je décide de monter la gamme naturelle non pas en partant de do, mais en partant, par exemple, de fa ? Rien ne me l’interdit. Par définition, une gamme doit comprendre exactement une fois chaque note de la gamme naturelle. On obtient donc : fa sol la si do ré mi. Mais si je joue cette succession de notes sur un piano, j’obtiens une gamme qui n’a pas la même couleur que la gamme de do. Pourquoi ? Parce que le quatrième degré n’est pas à la bonne hauteur. Comptons les touches du piano pour construire le même tableau que précédemment :

On voit que le quatrième degré, le si, est 3 tons au dessus de la fondamentale, alors qu'il devrait être à 2½ tons. Pour que notre gamme de fa sonne pareillement à la gamme de do, il faut donc abaisser le quatrième degré d’un demi-ton. Ce qu’on obtient en lui ajoutant un bémol :

Et tout rentre dans l’ordre. La réponse au questionnement initial vient alors naturellement : si l’on avait écrit la à la place de si, on obtiendrait certes la même chose à l’oreille puisque la et si correspondent à la même touche du piano, mais notre gamme deviendrait : fa sol la la do ré mi. Il manquerait le si et le la apparaitrait deux fois, ce qui contreviendrait à la logique qui veut qu’une gamme contient exactement une fois chaque note.

Bien sûr, on peut jouer au même jeu en partant de n’importe quelle autre note. On s’aperçoit alors que pour monter une gamme naturelle à partir de ré, il faut que le fa et le do soient dièses, à partir de mi, il faut que le fa, le do, le sol et le ré soient dièses, et ainsi de suite. Pour ne pas surcharger l’écriture, on écrit généralement ces altérations une fois pour toute au début de la partition plutôt qu’à chaque fois que les notes concernées apparaissent dans le texte musical : c’est l’origine de l’armure. Mais c’est encore un autre sujet !

Exercice : essayez de monter une gamme naturelle partir d’un sol. Vous verrez que la seule façon d’y parvenir est de monter le septième degré, soit le fa, d’un ton entier, c’est à dire de lui appliquer un double dièse. Autrement dit, vous venez de réaliser l’utilité du fa𝄪. Magique, non ?

Safe Med

Il y a très longtemps, j’ai vu un psy et ça ne s’est pas très bien passé. Certes, ce fort vénérable praticien n’avait rien contre les homos en tant que personnes et d’ailleurs, aimait-il à raconter, à l’époque où il exerçait dans un hôpital militaire, il était tombé plus d’une fois en entrant dans une chambre sur des bidasses qui s’enfilent sans que ça le choque outre mesure, haha, c’est la nature, ça ne fait de mal à personne. En revanche, il était totalement opposé aux homos en tant que groupe social : pas de PaCS (on ne parlait pas encore de mariage à l’époque), pas d’adoption, pas de reconnaissance légale de quoi que ce soit, pas de visibilité, etc. Les Marches des Fiertés étaient pour lui des exhibitions honteuses, toute revendication constituait une aberration politique et tout lieu de sociabilité gay témoignait de notre enfermement communautaire.

Des années plus tard, j’ai vu un autre psy. Une personne sympathique et ouverte, mais un peu naïve et qui ne connaissait rien – mais alors rien de rien – aux oppressions systémiques. Un jour, il me dit : mais vous parlez comme si le monde entier était homophobe, de nos jours c’est exagéré ! Je lui ai donc expliqué que littéralement à chaque minute de ma vie je suis confronté au fait que le monde n’est pas conçu pour moi : je dois contrôler mon comportement dans l’espace public parce qu’y être soupçonné d’homosexualité est dangereux, plein de procédures et de formulaires ne sont pas prévus pour le cas Monsieur et Monsieur, on a une appréhension chaque fois que l’on doit faire venir un inconnu à la maison (médecin, plombier, facteur…) parce qu’on sait que des personnes réagissent mal devant des gays, on n’écrit pas nos prénoms sur la boite aux lettres pour cette même raison, même appréhension quand on arrive dans un hôtel où l’on a réservé une chambre avec un seul lit, le monde du travail est rempli de blagues sur les pédés et de managers qui participent à la manif pour tous, on s’abstient de trop raconter sa vie à la machine à café parce que répondre « j’étais à la gay pride » quand on vous demande ce que vous avez fait ce week-end est le plus sûr moyen de s’embarquer dans une discussion aussi interminable qu’affligeante et franchement, je n’ai plus la patience, on ne peut pas lire un article dans le journal sur un sujet LGBTQ+ qui ne soit pas rempli de conneries et si c’est un journal en ligne, qui ne soit pas suivi d’un torrent d’insultes dans les commentaires, on sert de caution politique à la moitié de la gauche et de punching ball à la moitié de la droite, nos vies sont disséquées et jugées en place publique dès qu’on prétend faire le moindre truc normal comme travailler au contact d’enfants ou fonder une famille, les médias déroulent le tapis rouge aux réacs qui nous vomissent dessus sans leur opposer la moindre contradiction, les films et les reportages qui passent chaque année à la télé où je peux m’identifier à un personnage positif se comptent sur les doigts des deux mains et de toute façon ils passent à une heure du matin pour ne choquer personne, etc. Ah, mais si vous allez par-là, me répondit le brave homme, vous ne vous sentirez jamais en sécurité nulle part ! Ben oui chou, c’est justement le problème, allô ? Quelques temps plus tard, il m’a affirmé que la Loi avait pour but d’indiquer aux citoyens où étaient le Bien et le Mal, le vieil anar à l’intérieur de moi s’est retrouvé en PLS, je lui ai répondu que la Shoah était légale donc ça devait sûrement être une bonne chose et j’ai arrêté de le voir peu après.

Et puis il y a quelques semaines, ma généraliste, impuissante devant une recrudescence de manifestations somatiques, m’encourage à retenter l’expérience et m’adresse à une nouvelle psy. J’y vais, première séance, contact mitigé mais je fais un effort, puis elle me demande si j’ai déjà consulté, je lui explique brièvement mes déboires, elle démarre au quart de tour et me rétorque que de toute façon, les gays, dès qu’on n’est pas d’accord avec vous on est taxé d’homophobie, on peut parfaitement être contre le mariage pour tous sans être homophobe et puis d’ailleurs étymologiquement ce mot ne veut rien dire, l’homophobie si on y réfléchit bien ça n’existe pas, etc. ; ceux qui ont un peu de militantisme derrière eux auront reconnu les éléments de langage habituels des mouvements anti-égalité. Je suis retourné la voir une seconde fois quand même, parce qu’elle avait fait une erreur sur l’ordonnance la première fois (bonjour l’acte manqué, j’ai envie de dire…) et il fallait qu’elle la corrige si je voulais avoir mes médocs, mais il n’y aura évidemment pas de troisième fois.

Tout ça pour dire que primo, je trouve quand même gênant que des gens dont le boulot est de s’occuper de santé mentale soient aussi peu formés sur les mécanismes systémiques et les oppressions (voire en soient eux-mêmes des vecteurs) alors que ces mécanismes sont justement à l’origine de quelques unes des pathologies pour lesquelles on les consulte ; et secundo, faites pas les étonnés quand on fait des listes de médecins safe et de médecins pas safe.

D-Day

D’aussi loin que j'ai pu remonter ma généalogie, jusqu’à 1650 environ, toute une branche de ma famille vient d'un petit bled normand situé à quinze bornes des plages du débarquement. J’ai peine à imaginer la vie que pouvaient mener ces gens à un tel endroit et à ces époques, alors que les déplacements étaient limités, le climat rude et les occupations rares ; d’ailleurs, tous furent marins ou paysans, épousèrent une personne du même village et firent leur vie sur place. Mon grand-père fut le premier à quitter l’endroit pour venir s’installer à Paris.

Bien sûr, c’est l’endroit où nous passions toutes nos vacances, d’abord dans la maison de mon arrière-grand-mère puis quand elle fut vendue, au camping municipal qui était tenu par un lointain cousin. Je connais par cœur tous les recoins de ce bout de terre, les petites ruelles pittoresques du village, la chapelle des marins, les odeurs de la mer, l’épicier avec sa balance Roberval et ses œufs frais à l’unité, la criée sur le port à l’arrivée des chalutiers, le vieux coiffeur aux gestes aussi lents que précis (8 Francs la coupe), le libraire où j’allais acheter Pif-Gadget le mercredi, les sentiers côtiers où l’on m’interdisait d’aller quand la mer était un peu forte mais j’y allais quand même, les vagues de plusieurs mètres qui s’abattaient sur la jetée les jours de tempête, les nuits d’été allongé dans l’herbe à essayer de reconnaître les constellations, les vieux qui parlaient un patois incompréhensible, le défilé aux lampions du 14 juillet, la fête foraine du 15 août, le cinéma où nous étions allés voir La Tour Infernale, le bout de plage au relief traitre où se noyaient régulièrement des touristes encerclés par la marée montante, la cabine téléphonique d’où l’on appelait les potes ou la famille restée à Paris en composant le 16 et le 1, les petites routes où j’ai appris à conduire la Citroën DS familiale, l’usine de la Hague en construction qui promettait de l’emploi pour tous, la maison biscornue sur le quai où je me disais que j’aimerais habiter quand je serai grand, et une foule d’autres détails insignifiants.

Les plages du débarquement. Inutile de dire que mon grand-père me les a fait parcourir en long, en large et en travers, me racontant mille anecdotes héroïques dont la plupart étaient probablement inventées vu qu’il n’était pas là, vu qu’il avait été arrêté et envoyé dans un camp de travail en Allemagne dès 1943, mais on faisait semblant de le croire pour ne pas le vexer. À marée basse, on y pêchait des couteaux (il fallait du gros sel, une bêche et des bons réflexes) et des douilles de balle vides ; les jours de pluie, on y visitait les innombrables musées de la Seconde Guerre Mondiale qui jalonnent le bord de mer. Quelques années plus tard, j’ai eu un des premiers ordinateurs personnels, un ZX81, j’avais récupéré dessus un jeu qui s’appelait D-Day, il fallait aider les alliés à débarquer en larguant des bombes sur les bunkers allemands depuis un avion – enfin disons plutôt qu’il fallait larguer des gros pixels noirs sur des gros pixels gris foncés depuis un avion en ASCII-art qui traversait le haut de l’écran…

À l’époque, le débarquement, c’était de l’histoire récente. Trente ans. L’équivalent de la chute du mur de Berlin pour nous. On croisait des gens « qui y étaient », d’autres qui n’y étaient pas mais qui se rappelaient ce qu’ils faisaient ce jour-là, il y avait des traces partout, des ruines de blockhaus, des trous d’obus, des bouts de barbelés et des restes de munition sur les plages, des anecdotes dans les familles. Les boutiques des brocanteurs étaient remplies du bazar abandonné par les soldats américains, récupéré par les habitants locaux comme des reliques de la Libération et conservés dans les greniers, des casques, des gourdes, des boites de ration, des uniformes, des parachutes et même des phares, des calandres ou des roues de Jeep. Cette proximité temporelle, géographique et familiale en faisait un événement un peu « spécial » pour moi, j’oserais dire : un événement un peu romantique, comme on peut trouver romantique un passé idéalisé au fil du temps. Fort heureusement, le film Il faut sauver le soldat Ryan m’a remis les idées en place.

Aujourd’hui, on célèbre le soixante-quinzième anniversaire. Je crois que je n’arrive pas à réaliser ce chiffre. Hier encore… comme dit la chanson. Les plages ont été nettoyées, beaucoup de blockhaus sont détruits, les anecdotes sont oubliées, il ne reste plus personne pour se rappeler ce qu’il faisait ce jour-là, mes grands-parents sont morts depuis longtemps, je ne mets plus les pieds là-bas que quelques jours tous les cinq ou six ans, la dernière fois je n’ai même pas retrouvé la tombe de mon arrière-grand-mère dans le cimetière, la concession a expiré. C’est devenu abstrait. Ce ne sont plus des histoires. C’est devenu de l’Histoire.

Et je n’habite toujours pas la petite maison biscornue sur le quai.

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